Книга: Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке
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IV

[Au début d’octobre, une chance d’évasion s’offre à Rambert. Le jour fixé, il se rend à l’hôpital et demande à Tarrou de le conduire auprès de Rieux.]

Ils suivirent un petit couloir dont les murs étaient peints en vert clair et où flottait une lumière d’aquarium. Juste avant d’arriver à une double porte vitrée, derrière laquelle on voyait un curieux mouvement d’ombres, Tarrou fit entrer Rambert dans une très petite salle, entièrement tapissée de placards. Il ouvrit l’un deux, tira d’un stérilisateur deux masques de gaze hydrophile, en tendit un à Rambert et l’invita à s’en couvrir. Le journaliste demanda si cela servait à quelque chose et Tarrou répondit que non, mais que cela donnait confiance aux autres.

Ils poussèrent la porte vitrée. C’était une immense salle, aux fenêtres hermétiquement closes, malgré la saison. Dans le haut des murs ronronnaient des appareils qui renouvelaient l’air, et leurs hélices courbes brassaient l’air crémeux et surchauffé, au-dessus de deux rangées de lits gris. De tous les côtés montaient des gémissements sourds ou aigus qui ne faisaient qu’une plainte monotone. Des hommes, habillés de blanc, se déplaçaient avec lenteur, dans la lumière cruelle que déversaient les hautes baies garnies de barreaux. Rambert se sentit mal à l’aise dans la terrible chaleur de cette salle et il eut de la peine à reconnaître Rieux, penché au-dessus d’une forme gémissante. Le docteur incisait les aines du malade que deux infirmières, de chaque côté du lit, tenaient écartelé. Quand il se releva, il laissa tomber ses instruments dans le plateau qu’un aide lui tendait et resta un moment immobile, à regarder l’homme qu’on était en train de panser.

«Quoi de nouveau? dit-il à Tarrou qui s’approchait.

– Paneloux accepte de remplacer Rambert à la maison de quarantaine. Il a déjà beaucoup fait. Il restera la troisième équipe de prospection à regrouper sans Rambert.»

Rieux approuva de la tête.

«Castel a achevé ses premières préparations. Il propose un essai.

– Ah! dit Rieux, cela est bien.

– Enfin, il y a Rambert.»

Rieux se retourna. Par-dessus le masque, ses yeux se plissèrent en apercevant le journaliste.

«Que faites-vous ici? dit-il. Vous devriez être ailleurs.»

Tarrou dit que c’était pour ce soir à minuit et Rambert ajouta: «En principe.»

Chaque fois que l’un d’eux parlait, le masque de gaze se gonflait et s’humidifiait à l’endroit de la bouche. Cela faisait une conversation un peu irréelle, comme un dialogue de statues.

«Je voudrais vous parler, dit Rambert.

– Nous sortirons ensemble, si vous le voulez bien. Attendez-moi dans le bureau de Tarrou.»

Un moment après, Rambert et Rieux s’installaient à l’arrière de la voiture du docteur. Tarrou conduisait.

«Plus d’essence, dit celui-ci en démarrant. Demain, nous irons à pied.

– Docteur, dit Rambert, je ne pars pas et je veux rester avec vous.»

Tarrou ne broncha pas. Il continuait de conduire.

Rieux semblait incapable d’émerger de sa fatigue.

«Et elle?» dit-il d’une voix sourde.

Rambert dit qu’il avait encore réfléchi, qu’il continuait à croire ce qu’il croyait, mais que s’il partait, il aurait honte. Cela le gênerait pour aimer celle qu’il avait laissée. Mais Rieux se redressa et dit d’une voix ferme que cela était stupide et qu’il n’y avait pas de honte à préférer le bonheur.

«Oui, dit Rambert, mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul.»

Tarrou, qui s’était tu jusque-là, sans tourner la tête vers eux, fit remarquer que si Rambert voulait partager le malheur des hommes, il n’aurait plus jamais de temps pour le bonheur. Il fallait choisir.

«Ce n’est pas cela, dit Rambert. J’ai toujours pensé que j’étais étranger à cette ville et que je n’avais rien à faire avec vous. Mais maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous.»

Personne ne répondit et Rambert parut s’impatienter.

«Vous le savez bien d’ailleurs! Ou sinon que feriez-vous dans cet hôpital? Avez-vous donc choisi, vous, et renoncé au bonheur?»

Ni Tarrou ni Rieux ne répondirent encore. Le silence dura longtemps, jusqu’à ce qu’on approchât de la maison du docteur. Et Rambert, de nouveau, posa sa dernière question, avec plus de force encore. Et seul Rieux se tourna vers lui. Il se souleva avec effort:

«Pardonnez-moi, Rambert, dit-il, mais je ne le sais pas. Restez avec nous puisque vous le désirez.»

Une embardée de l’auto le fit taire. Puis il reprit en regardant devant lui:

«Rien au monde ne vaut qu’on se détourne de ce qu’on aime. Et pourtant je m’en détourne, moi aussi, sans que je puisse savoir pourquoi.»

II se laissa retomber sur son coussin.

«C’est un fait, voilà tout, dit-il avec lassitude. Enregistrons-le et tirons-en les conséquences.

– Quelles conséquences? demanda Rambert.

– Ah! dit Rieux, on ne peut pas en même temps guérir et savoir. Alors guérissons le plus vite possible. C’est le plus pressé.»

À minuit, Tarrou et Rieux faisaient à Rambert le plan du quartier qu’il était charger de prospecter, quand Tarrou regarda sa montre. Relevant la tête, il rencontra le regard de Rambert.

«Avez-vous prévenu?»

Le journaliste détourna les yeux:

«J’avais envoyé un mot, dit-il avec effort, avant d’aller vous voir.»

* * *

[Dans les derniers jours du mois, le fils du juge Othon est gravement atteint. Rieux, après avoir pratiqué sans succès les interventions classiques, décide d’essayer le sérum du docteur Castel, qui est son dernier espoir.

Au matin, le lendemain de l’inoculation, les deux médecins et Tarrou, puis Paneloux, Grand et Rambert, se retrouvent au chevet du petit garçon pour juger de cette expérience décisive.]

Le docteur serrait avec force la barre du lit où gémissait l’enfant. Il ne quittait pas des yeux le petit malade qui se raidit brusquement et, les dents de nouveau serrées, se creusa un peu au niveau de la taille, écartant lentement les bras et les jambes. Du petit corps, nu sous la couverture militaire, montait une odeur de laine et d’aigre sueur. L’enfant se détendit peu à peu, ramena bras et jambes vers le centre du lit et, toujours aveugle et muet, parut respirer plus vite. Rieux rencontra le regard de Tarrou, qui détourna les yeux.

Ils avaient déjà vu mourir des enfants puisque la terreur, depuis des mois, ne choisissait pas, mais ils n’avaient jamais encore suivi leurs souffrances minute après minute, comme ils le faisaient depuis le matin. Et, bien entendu, la douleur infligée à ces innocents n’avait jamais cessé de leur paraître ce qu’elle était en vérité, c’est-à-dire un scandale. Mais jusque-là du moins, ils se scandalisaient abstraitement, en quelque sorte, parce qu’ils n’avaient jamais regardé en face, si longuement, l’agonie d’un innocent.

Justement l’enfant, comme mordu à l’estomac, se pliait à nouveau, avec un gémissement grêle. Il resta creusé ainsi pendant de longues secondes, secoué de frissons et de tremblements convulsifs, comme si sa frêle carcasse pliait sous le vent furieux de la peste et craquait sous les souffles répétés de la fièvre. La bourrasque passée, il se détendit un peu, la fièvre sembla se retirer et l’abandonner, haletant, sur une grève humide et empoisonnée où le repos ressemblait déjà à la mort. Quand le flot brûlant l’atteignit à nouveau pour la troisième fois et le souleva un peu, l’enfant se recroquevilla, recula au fond du lit dans l’épouvante de la flamme qui le brûlait et agita follement la tête, en rejetant sa couverture. De grosses larmes, jaillissant sous les paupières enflammées, se mirent à couler sur son visage plombé, et, au bout de la crise, épuisé, crispant ses jambes osseuses et ses bras dont la chair avait fondu en quarante-huit heures, l’enfant prit dans le lit dévasté une pose de crucifié grotesque.

Tarrou se pencha et, de sa lourde main, essuya le petit visage trempé de larmes et de sueur. Depuis un moment, Castel avait fermé son livre et regardait le malade. Il commença une phrase, mais fut obligé de tousser pour pouvoir la terminer, parce que sa voix détonnait brusquement:

«II n’y a pas eu de rémission matinale, n’est-ce pas Rieux?»

Rieux dit que non, mais que l’enfant résistait depuis plus longtemps qu’il n’était normal. Paneloux, qui semblait un peu affaissé contre le mur, dit alors sourdement:

«S’il doit mourir, il aura souffert plus longtemps.»

Rieux se retourna brusquement vers lui et ouvrit la bouche pour parler, mais il se tut, fit un effort visible pour se dominer, et ramena son regard sur l’enfant.

La lumière s’enflait dans la salle. Sur les cinq autres lits, des formes remuaient et gémissaient, mais avec une discrétion qui semblait concertée. Le seul qui criât, à l’autre bout de la salle, poussait à intervalles réguliers de petites exclamations qui paraissaient traduire plus d’étonnement que de douleur. Il semblait que, même pour les malades, ce ne fût pas l’effroi du début. Il y avait même, maintenant, une sorte de consentement dans leur manière de prendre la maladie. Seul, l’enfant se débattait de toutes ses forces. Rieux, qui, de temps en temps, lui prenait le pouls, sans nécessité d’ailleurs et plutôt pour sortir de l’immobilité impuissante où il était, sentait, en fermant les yeux, cette agitation se mêler au tumulte de son propre sang. Il se confondait alors avec l’enfant supplicié et tentait de le soutenir de toute sa force encore intacte. Mais une minute réunies, les pulsations de leurs deux corps se désaccordaient, l’enfant lui échappait, et son effort sombrait dans le vide. Il lâchait alors le mince poignet et retournait à sa place.

Le long des murs peints à la chaux, la lumière passait du rose au jaune. Derrière la vitre, une matinée de chaleur commençait à crépiter. C’est à peine si on entendit Grand partir en disant qu’il reviendrait. Tous attendaient. L’enfant, les yeux toujours fermés, semblait se calmer un peu. Les mains, devenues comme des griffes, labouraient doucement les flancs du lit. Elles remontèrent, grattèrent la couverture près des genoux, et, soudain, l’enfant plia ses jambes, ramena ses cuisses près du ventre et s’immobilisa. Il ouvrit alors les yeux pour la première fois et regarda Rieux qui se trouvait devant lui. Au creux de son visage maintenant figé dans une argile grise, la bouche s’ouvrit et, presque aussitôt, il en sortit un seul cri continu, que la respiration nuançait à peine, et qui emplit soudain la salle d’une protestation monotone, discorde, et si peu humaine qu’elle semblait venir de tous les hommes à la fois. Rieux serrait les dents et Tarrou se détourna. Rambert s’approcha du lit près de Castel qui ferma le livre, resté ouvert sur ses genoux. Paneloux regarda cette bouche enfantine, souillée par la maladie, pleine de ce cri de tous les âges. Et il se laissa glisser à genoux et tout le monde trouva naturel de l’entendre dire, d’une voix un peu étouffée, mais distincte derrière la plainte anonyme qui n’arrêtait pas: «Mon Dieu, sauvez cet enfant.»

Mais l’enfant continuait de crier, et tout autour de lui, les malades s’agitèrent. Celui dont les exclamations n’avaient pas cessé, à l’autre bout de la pièce, précipita le rythme de sa plainte jusqu’à en faire, lui aussi, un vrai cri, pendant que les autres gémissaient de plus en plus fort. Une marée de sanglots déferla sur la salle, couvrant la prière de Paneloux, et Rieux, accroché à sa barre de lit, ferma les yeux, ivre de fatigue et de dégoût.

Quand il les rouvrit, il trouva Tarrou près de lui.

«Il faut que je m’en aille, dit Rieux. Je ne peux plus les supporter.»

Mais brusquement, les autres malades se turent. Le docteur reconnut alors que le cri de l’enfant avait faibli, qu’il faiblissait encore et qu’il venait de s’arrêter. Autour de lui, les plaintes reprenaient, mais sourdement, et comme un écho lointain de cette lutte qui venait de s’achever. Car elle s’était achevée. Castel était passé de l’autre côté du lit et dit que c’était fini. La bouche ouverte, mais muette, l’enfant reposait au creux des couvertures en désordre, rapetissé tout d’un coup, avec des restes de larmes sur son visage.

Paneloux s’approcha du lit et fit les gestes de la bénédiction. Puis il ramassa ses robes et sortit par l’allée centrale.

«Faudra-t-il tout recommencer?» demanda Tarrou à Castel.

Le vieux docteur secouait la tête.

«Peut-être, dit-il avec un sourire crispé. Après tout, il a longtemps résisté.»

Mais Rieux quittait déjà la salle, d’un pas si précipité, et avec un tel air, que lorsqu’il dépassa Paneloux, celui-ci tendit le bras pour le retenir.

«Allons, Docteur», lui dit-il.

Dans le même mouvement emporté, Rieux se retourna et lui jeta avec violence:

«Ah! celui-là, au moins, était innocent, vous le savez bien!»

Puis il se détourna et, franchissant les portes de la salle avant Paneloux, il gagna le fond de la cour d’école. Il s’assit sur un banc, entre les petits arbres poudreux, et essuya la sueur qui lui coulait déjà dans les yeux. Il avait envie de crier encore pour dénouer enfin le nœud violent qui lui broyait le cœur. La chaleur tombait lentement entre les branches des ficus. Le ciel bleu du matin se couvrait rapidement d’une taie blanchâtre qui rendait l’air plus étouffant. Rieux se laissa aller sur son banc. Il regardait les branches, le ciel, retrouvant lentement sa respiration, ravalant peu à peu sa fatigue.

«Pourquoi m’avoir parlé avec cette colère? dit une voix derrière lui. Pour moi aussi, ce spectacle était insupportable.»

Rieux se retourna vers Paneloux:

«C’est vrai, dit-il. Pardonnez-moi. Mais la fatigue est une folie. Et il y a des heures dans cette ville où je ne sens plus que ma révolte.

– Je comprends, murmura Paneloux. Cela est révoltant parce que cela passe notre mesure. Mais peutêtre devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre.»

Rieux se redressa d’un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion dont il était capable, et secouait la tête.

«Non, mon Père, dit-il. Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés.»

Sur le visage de Paneloux, une ombre bouleversée passa.

«Ah! Docteur, fit-il avec tristesse, je viens de comprendre ce qu’on appelle la grâce.»

Mais Rieux s’était laissé aller de nouveau sur son banc. Du fond de sa fatigue revenue, il répondit avec plus de douceur:

«C’est ce que je n’ai pas, je le sais. Mais je ne veux pas discuter cela avec vous. Nous travaillons ensemble pour quelque chose qui nous réunit au-delà des blasphèmes et des prières. Cela est seul important.»

Paneloux s’assit près de Rieux. Il avait l’air ému.

«Oui, dit-il, oui, vous aussi vous travaillez pour le salut de l’homme.»

Rieux essayait de sourire.

«Le salut de l’homme est un trop grand mot pour moi. Je ne vais pas si loin. C’est sa santé qui m’intéresse, sa santé d’abord.»

Paneloux hésita.

«Docteur», dit-il.

Mais il s’arrêta. Sur son front aussi la sueur commençait à ruisseler. Il murmura: «Au revoir», et ses yeux brillaient quand il se leva. Il allait partir quand Rieux, qui réfléchissait, se leva aussi et fit un pas vers lui.

«Pardonnez-moi encore, dit-il. Cet éclat ne se renouvellera plus.»

Paneloux tendit sa main et dit avec tristesse:

«Et pourtant je ne vous ai pas convaincu!

– Qu’est-ce que cela fait? dit Rieux. Ce que je hais, c’est la mort et le mal, vous le savez bien. Et que vous le vouliez ou non, nous sommes ensemble pour les souffrir et les combattre.»

Rieux retenait la main de Paneloux.

«Vous voyez, dit-il en évitant de le regarder, Dieu lui-même ne peut maintenant nous séparer.»

* * *

[Le père Paneloux, profondément troublé par le spectacle de cette agonie, ne peut plus voir dans la peste un avertissement opportunément envoyé par le Créateur pour nous rappeler nos devoirs et nous ouvrir le chemin du salut. Non, le martyre d’un innocent est un scandale que l’esprit refuse d’accepter.

Mais n’y a-t-il pas une présomption funeste à douter des desseins de la Providence? Une seule voie nous est offerte, qui est d’aimer et de vouloir ce que nous ne sommes pas capables de comprendre ni de justifier.

Tel est le thème d’un second sermon, que le Père prononce à la fin d’octobre.]

Le soir du prêche, lorsque Rieux arriva, le vent, qui s’infiltrait en filets d’air par les portes battantes de l’entrée, circulait librement parmi les auditeurs. Et c’est dans une église froide et silencieuse, au milieu d’une assistance exclusivement composée d’hommes, qu’il prit place et qu’il vit le Père monter en chaire. Ce dernier parla d’un ton plus doux et plus réfléchi que la première fois et, à plusieurs reprises, les assistants remarquèrent une certaine hésitation dans son débit. Chose curieuse encore, il ne disait plus «vous», mais «nous».

Cependant, sa voix s’affermit peu à peu. Il commença par rappeler que, depuis de longs mois, la peste était parmi nous et que maintenant que nous la connaissions mieux pour l’avoir vue tant de fois s’asseoir à notre table ou au chevet de ceux que nous aimions, marcher près de nous et attendre notre venue aux lieux de travail, maintenant, donc, nous pourrions peut-être mieux recevoir ce qu’elle nous disait sans relâche et que, dans la première surprise, il était possible que nous n’eussions pas bien écouté. Ce que le père Paneloux avait déjà prêché au même endroit restait vrai – ou du moins c’était sa conviction. Mais, peut-être encore, comme il nous arrivait à tous et il s’en frappait la poitrine, l’avait-il pensé et dit sans charité. Ce qui restait vrai, cependant, était qu’en toute chose, toujours, il y avait à retenir. L’épreuve la plus cruelle était encore bénéfice pour le chrétien. Et, justement, ce que le chrétien, en l’espèce, devait chercher, c’était son bénéfice, et de quoi le bénéfice était fait, et comment on pouvait le trouver.

À ce moment, autour de Rieux, les gens parurent se carrer entre les accoudoirs de leur banc et s’installer aussi confortablement qu’ils le pouvaient. Une des portes capitonnées de l’entrée battit doucement. Quelqu’un se dérangea pour la maintenir. Et Rieux, distrait par cette agitation, entendit à peine Paneloux qui reprenait son prêche. Il disait à peu près qu’il ne fallait pas essayer de s’expliquer le spectacle de la peste, mais tenter d’apprendre ce qu’on pouvait en apprendre. Rieux comprit confusément que, selon le Père, il n’y avait rien à expliquer. Son intérêt se fixa quand Paneloux dit fortement qu’il y avait des choses qu’on pouvait expliquer au regard de Dieu et d’autres qu’on ne pouvait pas. Il y avait certes le bien et le mal, et généralement, on s’expliquait aisément ce qui les séparait. Mais à l’intérieur du mal, la difficulté commençait. Il y avait par exemple le mal apparemment nécessaire, et le mal apparemment inutile. Il y avait don Juan plongé aux enfers et la mort d’un enfant. Car s’il est juste que le libertin soit foudroyé, on ne comprend pas la souffrance de l’enfant. Et, en vérité, il n’y avait rien sur cette terre de plus important que la souffrance d’un enfant et l’horreur que cette souffrance traîne avec elle et les raisons qu’il faut lui trouver. Dans le reste de la vie, Dieu nous facilitait tout et, jusque-là, la religion était sans mérites. Ici, au contraire, il nous mettait au pied du mur. Nous étions ainsi sous les murailles de la peste et c’est à leur ombre mortelle qu’il nous fallait trouver notre bénéfice. Le père Paneloux refusait même de se donner des avantages faciles qui lui permissent d’escalader le mur. Il lui aurait été aisé de dire que l’éternité des délices qui attendaient l’enfant pouvait compenser sa souffrance, mais, en vérité, il n’en savait rien. Qui pouvait affirmer en effet que l’éternité d’une joie pouvait compenser un instant de la douleur humaine? Ce ne serait pas un chrétien, assurément, dont le Maître a connu la douleur dans ses membres et dans son âme. Non, le Père resterait au pied du mur, fidèle à cet écartèlement dont la croix est le symbole, face à face avec la souffrance d’un enfant. Et il dirait sans crainte à ceux qui l’écoutaient ce jour-là: «Mes frères, l’instant est venu. Il faut tout croire ou tout nier. Et qui donc, parmi vous, oserait tout nier?»

Rieux eut à peine le temps de penser que le Père côtoyait l’hérésie que l’autre reprenait déjà, avec force, pour affirmer que cette injonction, cette pure exigence, était le bénéfice du chrétien. C’était aussi sa vertu. Le Père savait que ce qu’il y avait d’excessif dans la vertu dont il allait parler choquerait beaucoup d’esprits, habitués à une morale plus indulgente et plus classique. Mais la religion du temps de peste ne pouvait être la religion de tous les jours et si Dieu pouvait admettre, et même désirer, que l’âme se repose et se réjouisse dans les temps de bonheur, il la voulait excessive dans les excès du malheur. Dieu faisait aujourd’hui à ses créatures la faveur de les mettre dans un malheur tel qu’il leur fallait retrouver et assumer la plus grande vertu qui est celle du Tout ou Rien.

Un auteur profane, dans le dernier siècle, avait prétendu révéler le secret de l’Église en affirmant qu’il n’y avait pas de Purgatoire. Il sous-entendait par là qu’il n’y avait pas de demi-mesures, qu’il n’y avait que le Paradis et l’Enfer et qu’on ne pouvait être que sauvé ou damné, selon ce qu’on avait choisi. C’était, à en croire Paneloux, une hérésie comme il n’en pouvait naître qu’au sein d’une âme libertine. Car il y avait un Purgatoire. Mais il était sans doute des époques où ce Purgatoire ne devait pas être trop espéré, il était des époques où l’on ne pouvait parler de péché véniel. Tout péché était mortel et toute indifférence criminelle. C’était tout ou ce n’était rien.

Paneloux s’arrêta, et Rieux entendit mieux à ce moment, sous les portes, les plaintes du vent qui semblait redoubler au-dehors. Le Père disait au même instant que la vertu d’acceptation totale dont il parlait ne pouvait être comprise au sens restreint qu’on lui donnait d’ordinaire, qu’il ne s’agissait pas de la banale résignation, ni même de la difficile humilité. Il s’agissait d’humiliation, mais d’une humiliation où l’humilié était consentant. Certes, la souffrance d’un enfant était humiliante pour l’esprit et le cœur. Mais c’est pourquoi il fallait y entrer. Mais c’est pourquoi, et Paneloux assura son auditoire que ce qu’il allait dire n’était pas facile à dire, il fallait la vouloir parce que Dieu la voulait. Ainsi seulement le chrétien n’épargnerait rien et, toutes issues fermées, irait au fond du choix essentiel. Il choisirait de tout croire pour ne pas être réduit à tout nier. Et, comme les braves femmes qui, dans les églises en ce moment, ayant appris que les bubons qui se formaient étaient la voie naturelle par où le corps rejetait son infection, disaient: «Mon Dieu, donnez-lui des bubons», le chrétien saurait s’abandonner à la volonté divine, même incompréhensible. On ne pouvait dire: «Cela je le comprends; mais ceci est inacceptable», il fallait sauter au cœur de cet inacceptable qui nous était offert, justement pour que nous fissions notre choix. La souffrance des enfants était notre pain amer, mais sans ce pain, notre âme périrait de sa faim spirituelle.

Ici le remue-ménage assourdi qui accompagnait généralement les pauses du père Paneloux commençait à se faire entendre quand, inopinément, le prédicateur reprit avec force en faisant mine de demander à la place de ses auditeurs quelle était, en somme, la conduite à tenir. Il s’en doutait bien, on allait prononcer le mot effrayant de fatalisme. Eh bien, il ne reculerait pas devant le terme si on lui permettait seulement d’y joindre l’adjectif «actif». Certes, et encore une fois, il ne fallait pas imiter les chrétiens d’Abyssinie dont il avait parlé. Il ne fallait même pas penser à rejoindre ces pestiférés perses qui lançaient leurs hardes sur les piquets sanitaires chrétiens en invoquant le ciel à haute voix pour le prier de donner la peste à ces infidèles qui voulaient combattre le mal envoyé par Dieu. Mais à l’inverse, il ne fallait pas imiter non plus les moines du Caire qui, dans les épidémies du siècle passé, donnaient la communion en prenant l’hostie avec des pincettes pour éviter le contact de ces bouches humides et chaudes où l’infection pouvait dormir. Les pestiférés perses et les moines péchaient également. Car, pour les premiers, la souffrance d’un enfant ne comptait pas, et pour les seconds, au contraire, la crainte bien humaine de la douleur avait tout envahi. Dans les deux cas, le problème était escamoté. Tous restaient sourds à la voix de Dieu. Mais il était d’autres exemples que Paneloux voulait rappeler. Si on en croyait le chroniqueur de la grande peste de Marseille, sur les quatre-vingt-un religieux du couvent de la Mercy, quatre seulement survécurent à la fièvre. Et sur ces quatre, trois s’enfuirent. Ainsi parlaient les chroniqueurs, et ce n’était pas leur métier d’en dire plus. Mais en lisant ceci, toute la pensée du père Paneloux allait à celui qui était resté seul, malgré soixante-dix-sept cadavres, et malgré surtout l’exemple de ses trois frères. Et le Père, frappant du poing sur le rebord de la chaire, s’écria: «Mes frères, il faut être celui qui reste!»

Il ne s’agissait pas de refuser les précautions, l’ordre intelligent qu’une société introduisait dans le désordre d’un fléau. Il ne fallait pas écouter ces moralistes qui disaient qu’il fallait se mettre à genoux et tout abandonner. Il fallait seulement commencer de marcher en avant, dans la ténèbre, un peu à l’aveuglette, et essayer de faire du bien. Mais pour le reste, il fallait demeurer, et accepter de s’en remettre à Dieu, même pour la mort des enfants, et sans chercher de recours personnel.

Ici, le père Paneloux évoqua la haute figure de l’évêque Belzunce pendant la peste de Marseille. Il rappela que, vers la fin de l’épidémie, l’évêque ayant fait tout ce qu’il devait faire, croyant qu’il n’était plus de remède, s’enferma avec des vivres dans sa maison qu’il fit murer; que les habitants dont il était l’idole, par un retour de sentiment tel qu’on en trouve dans l’excès des douleurs, se fâchèrent contre lui, entourèrent sa maison de cadavres pour l’infecter et jetèrent même des corps par-dessus les murs, pour le faire périr plus sûrement. Ainsi l’évêque, dans une dernière faiblesse, avait cru s’isoler dans le monde de la mort et les morts lui tombaient du ciel sur la tête. Ainsi encore de nous, qui devions nous persuader qu’il n’est pas d’île dans la peste. Non, il n’y avait pas de milieu. Il fallait admettre le scandale parce qu’il nous fallait choisir de haïr Dieu ou de l’aimer. Et qui oserait choisir la haine de Dieu?

«Mes frères, dit enfin Paneloux en annonçant qu’il concluait, l’amour de Dieu est un amour difficile. Il suppose l’abandon total de soi-même et le dédain de sa personne. Mais lui seul peut effacer la souffrance et la mort des enfants, lui seul en tout cas la rendre nécessaire, parce qu’il est impossible de la comprendre et qu’on ne peut que la vouloir. Voilà la difficile leçon que je voulais partager avec vous. Voilà la foi, cruelle aux yeux des hommes, décisive aux yeux de Dieu, dont il faut se rapprocher. À cette image terrible, il faut que nous nous égalions. Sur ce sommet, tout se confondra et s’égalisera, la vérité jaillira de l’apparente injustice. C’est ainsi que, dans beaucoup d’églises du Midi de la France, des pestiférés dorment depuis des siècles sous les dalles du chœur, et des prêtres parlent au-dessus de leurs tombeaux, et l’esprit qu’ils propagent jaillit de cette cendre où des enfants ont pourtant mis leur part.»

Quand Rieux sortit, un vent violent s’engouffra par la porte entrouverte et assaillit en pleine face les fidèles. Il apportait dans l’église une odeur de pluie, un parfum de trottoir mouillé qui leur laissait deviner l’aspect de la ville avant qu’ils fussent sortis. Devant le docteur Rieux, un vieux prêtre et un jeune diacre qui sortaient à ce moment eurent du mal à retenir leur coiffure. Le plus âgé ne cessa pas pour autant de commenter le prêche. Il rendait hommage à l’éloquence de Paneloux, mais il s’inquiétait des hardiesses de pensée que le Père avait montrées. Il estimait que ce prêche montrait plus d’inquiétude que de force, et, à l’âge de Paneloux, un prêtre n’avait pas le droit d’être inquiet. Le jeune diacre, la tête baissée pour se protéger du vent, assura qu’il fréquentait beaucoup le Père, qu’il était au courant de son évolution et que son traité serait beaucoup plus hardi encore et n’aurait sans doute pas l’imprimatur.

«Quelle est donc son idée?» dit le vieux prêtre.

Ils étaient arrivés sur le parvis et le vent les entourait en hurlant, coupant la parole au plus jeune. Quand il put parler, il dit seulement:

«Si un prêtre consulte un médecin, il y a contradiction.»

* * *

[Quelques jours plus tard, le père Paneloux, frappé à son tour, sans qu’on sache bien s’il s’agit de la peste, est emporté brutalement après avoir refusé tout secours humain.

Rieux et Tarrou, pour leur part, travaillent avec acharnement. Un soir de novembre, après la visite que le docteur rend habituellement au vieil asthmatique, les deux hommes montent sur la terrasse de la maison, d’où ils découvrent la ville et la mer.]

D’un côté, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait que des terrasses qui finissaient par s’adosser à une masse obscure et pierreuse où ils reconnurent la première colline. De l’autre côté, par-dessus quelques rues et le port invisible, le regard plongeait sur un horizon où le ciel et la mer se mêlaient dans une palpitation indistincte. Au-delà de ce qu’ils savaient être les falaises, une lueur dont ils n’apercevaient pas la source reparaissait régulièrement: le phare de la passe, depuis le printemps, continuait à tourner pour les navires qui se détournaient vers d’autres ports. Dans le ciel balayé et lustré par le vent, des étoiles pures brillaient et la lueur lointaine du phare y mêlait, de moment en moment, une cendre passagère. La brise apportait des odeurs d’épices et de pierre.

Le silence était absolu.

«Il fait bon, dit Rieux, en s’asseyant. C’est comme si la peste n’était jamais montée là.»

Tarrou lui tournait le dos et regardait la mer.

«Oui, dit-il après un moment, il fait bon.»

Il vint s’asseoir auprès du docteur et le regarda attentivement. Trois fois, la lueur reparut dans le ciel. Un bruit de vaisselle choquée monta jusqu’à eux des profondeurs de la rue. Une porte claqua dans la maison.

«Rieux, dit Tarrou sur un ton très naturel, vous n’avez jamais cherché à savoir qui j’étais? Avez-vous de l’amitié pour moi?

– Oui, répondit le docteur, j’ai de l’amitié pour vous. Mais jusqu’ici le temps nous a manqué.

– Bon, cela me rassure. Voulez-vous que cette heure soit celle de l’amitié?»

Pour toute réponse, Rieux lui sourit.

«Eh bien, voilà…»

Quelques rues plus loin, une auto sembla glisser longuement sur le pavé mouillé. Elle s’éloigna et, après elle, des exclamations confuses, venues de loin, rompirent encore le silence. Puis il retomba sur les deux hommes avec tout son poids de ciel et d’étoiles. Tarrou s’était levé pour se percher sur le parapet de la terrasse, face à Rieux, toujours tassé au creux de sa chaise. On ne voyait de lui qu’une forme massive, découpée dans le ciel. Il parla longtemps et voici à peu près son discours reconstitué:

«Disons pour simplifier, Rieux, que je souffrais déjà de la peste bien avant de connaître cette ville et cette épidémie. C’est assez de dire que je suis comme tout le monde. Mais il y a des gens qui ne le savent pas, ou qui se trouvent bien dans cet état, et des gens qui le savent et qui voudraient en sortir. Moi, j’ai toujours voulu en sortir.

«Quand j’étais jeune, je vivais avec l’idée de mon innocence, c’est-à-dire avec pas d’idée du tout. Je n’ai pas le genre tourmenté, j’ai débuté comme il convenait. Tout me réussissait, j’étais à l’aise dans l’intelligence, au mieux avec les femmes, et si j’avais quelques inquiétudes, elles passaient comme elles étaient venues. Un jour, j’ai commencé à réfléchir. Maintenant…

«Il faut vous dire que je n’étais pas pauvre comme vous. Mon père était avocat général, ce qui est une situation. Pourtant, il n’en portait pas l’air, étant de naturel bonhomme. Ma mère était simple et effacée, je n’ai jamais cessé de l’aimer, mais je préfère ne pas en parler. Lui s’occupait de moi avec affection et je crois même qu’il essayait de me comprendre. Il avait des aventures au-dehors, j’en suis sûr maintenant, et, aussi bien, je suis loin de m’en indigner. Il se conduisait en tout cela comme il fallait attendre qu’il se conduisît, sans choquer personne. Pour parler bref, il n’était pas très original et, aujourd’hui qu’il est mort, je me rends compte que s’il n’a pas vécu comme un saint, il n’a pas été non plus un mauvais homme. Il tenait le milieu, voilà tout, et c’est le type d’homme pour lequel on se sent une affection raisonnable, celle qui fait qu’on continue […].

«Quand j’ai eu dix-sept ans, en effet, mon père m’a invité à aller l’écouter. Il s’agissait d’une affaire importante, en Cour d’assises, et, certainement, il avait pensé qu’il apparaîtrait sous son meilleur jour. Je crois aussi qu’il comptait sur cette cérémonie, propre à frapper les jeunes imaginations, pour me pousser à entrer dans la carrière que lui-même avait choisie. J’avais accepté, parce que cela faisait plaisir à mon père et parce que, aussi bien, j’étais curieux de le voir et de l’entendre dans un autre rôle que celui qu’il jouait parmi nous. Je ne pensais à rien de plus. Ce qui se passait dans un tribunal m’avait toujours paru aussi naturel et inévitable qu’une revue de 14 juillet ou une distribution de prix. J’en avais une idée fort abstraite et qui ne me gênait pas.

«Je n’ai pourtant gardé de cette journée qu’une seule image, celle du coupable. Je crois qu’il était coupable en effet, il importe peu de quoi. Mais ce petit homme au poil roux et pauvre, d’une trentaine d’années, paraissait si décidé à tout reconnaître, si sincèrement effrayé par ce qu’il avait fait et ce qu’on allait lui faire, qu’au bout de quelques minutes, je n’eus plus d’yeux que pour lui. Il avait l’air d’un hibou effarouché par une lumière trop vive. Le nœud de sa cravate ne s’ajustait pas exactement à l’angle du col. Il se rongeait les ongles d’une seule main, la droite… Bref, je n’insiste pas, vous avez compris qu’il était vivant.

«Mais moi, je m’en apercevais brusquement, alors que, jusqu’ici, je n’avais pensé à lui qu’à travers la catégorie commode d’ «inculpé». Je ne puis dire que j’oubliais alors mon père, mais quelque chose me serrait le ventre qui m’enlevait toute autre attention que celle que je portais au prévenu. Je n’écoutais presque rien, je sentais qu’on voulait tuer cet homme vivant et un instinct formidable comme une vague me portait à ses côtés avec une sorte d’aveuglement entêté. Je ne me réveillai vraiment qu’avec le réquisitoire de mon père.

«Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents. Et je compris qu’il demandait la mort de cet homme au nom de la société et qu’il demandait même qu’on lui coupât le cou. Il disait seulement, il est vrai: «Cette tête doit tomber.» Mais, à la fin, la différence n’était pas grande. Et cela revint au même, en effet, puisqu’il obtint cette tête. Simplement, ce n’est pas lui qui fit alors le travail. Et moi qui suivis l’affaire ensuite jusqu’à sa conclusion, exclusivement, j’eus avec ce malheureux une intimité bien plus vertigineuse que ne l’eut jamais mon père. Celui-ci devait pourtant, selon la coutume, assister à ce qu’on appelait poliment les derniers moments et qu’il faut bien nommer le plus abject des assassinats. […]

«Vous attendez sans doute que je vous dise que je suis parti aussitôt. Non, je suis resté plusieurs mois, presque une année. Mais j’avais le cœur malade. Un soir, mon père demanda son réveil parce qu’il devait se lever tôt. Je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, quand il revint, j’étais parti. Disons tout de suite que mon père me fit rechercher, que j’allai le voir, que, sans rien expliquer, je lui dis calmement que je me tuerais s’il me forçait à revenir. Il finit par accepter, car il était de naturel plutôt doux, me fit un discours sur la stupidité qu’il y avait à vouloir vivre sa vie (c’est ainsi qu’il s’expliquait mon geste et je ne le dissuadai point), mille recommandations, et réprima les larmes sincères qui lui venaient. Par la suite, assez longtemps après cependant, je revins régulièrement voir ma mère et je le rencontrai alors. Ces rapports lui suffirent, je crois. Pour moi, je n’avais pas d’animosité contre lui, seulement un peu de tristesse au cœur. Quand il mourut, je pris ma mère avec moi et elle y serait encore si elle n’était morte à son tour.

«J’ai longuement insisté sur ce début parce qu’il fut en effet au début de tout. J’irai plus vite maintenant. J’ai connu la pauvreté à dix-huit ans, au sortir de l’aisance. J’ai fait mille métiers pour gagner ma vie. Ça ne m’a pas trop mal réussi. Mais ce qui m’intéressait, c’était la condamnation à mort. Je voulais régler un compte avec le hibou roux. En conséquence, j’ai fait de la politique, comme on dit. Je ne voulais pas être un pestiféré, voilà tout. J’ai cru que la société où je vivais était celle qui reposait sur la condamnation à mort et qu’en la combattant, je combattrais l’assassinat. Je l’ai cru, d’autres me l’ont dit et, pour finir, c’était vrai en grande partie. Je me suis donc mis avec les autres que j’aimais et que je n’ai pas cessé d’aimer. J’y suis resté longtemps et il n’est pas de pays en Europe dont je n’aie partagé les luttes. Passons.

«Bien entendu, je savais que, nous aussi, nous prononcions, à l’occasion, des condamnations. Mais on me disait que ces quelques morts étaient nécessaires, pour amener un monde où l’on ne tuerait plus personne. C’était vrai d’une certaine manière et, après tout, peut-être ne suis-je pas capable de me maintenir dans ce genre de vérités. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’hésitais. Mais je pensais au hibou et cela pouvait continuer. Jusqu’au jour où j’ai vu une exécution (c’était en Hongrie), et le même vertige qui avait saisi l’enfant que j’étais a obscurci mes yeux d’homme […].

«J’ai compris alors que moi, du moins, je n’avais pas cessé d’être un pestiféré pendant toutes ces longues années où pourtant, de toute mon âme, je croyais lutter justement contre la peste. J’ai appris que j’avais indirectement souscrit à la mort de milliers d’hommes, que j’avais même provoqué cette mort en trouvant bons les actions et les principes qui l’avaient fatalement entraînée. Les autres ne semblaient pas gênés par cela ou du moins ils n’en parlaient jamais spontanément. Moi, j’avais la gorge nouée. J'étais avec eux et j’étais pourtant seul. Quand il m’arrivàit d’exprimer mes scrupules, ils me disaient qu’il fallait réfléchir à ce qui était en jeu et ils me donnaient des raisons souvent impressionnantes, pour me faire avaler ce que je n’arrivais pas à déglutir. Mais je répondais que les grands pestiférés, ceux qui mettent des robes rouges, ont aussi d’excellentes raisons dans ces cas-là, et que si j’admettais les raisons de force majeure et les nécessités invoquées par les petits pestiférés, je ne pourrais pas rejeter celles des grands. Ils me faisaient remarquer que la bonne manière de donner raison aux robes rouges était de leur laisser l’exclusivité de la condamnation. Mais je me disais alors que, si l’on cédait une fois, il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Il me semble que l’histoire m’a donné raison, aujourd’hui c’est à qui tuera le plus. Ils sont tous dans la fureur du meurtre, et ils ne peuvent pas faire autrement.

«Mon affaire à moi, en tout cas, ce n’était pas le raisonnement. C’était le hibou roux, cette sale aventure où de sales bouches empestées annonçaient à un homme dans les chaînes qu’il allait mourir et réglaient toutes choses pour qu’il meure, en effet, après des nuits et des nuits d’agonie pendant lesquelles il attendait d’être assassiné les yeux ouverts. Mon affaire, c’était le trou dans la poitrine. Et je me disais qu’en attendant, et pour ma part au moins, je refuserais de jamais donner une seule raison, une seule, vous entendez, à cette dégoûtante boucherie. Oui, j’ai choisi cet aveuglement obstiné en attendant d’y voir plus clair.

«Depuis, je n’ai pas changé. Cela fait longtemps que j’ai honte, honte à mourir d’avoir été, fût-ce de loin, fût-ce dans la bonne volonté, un meurtrier à mon tour. Avec le temps, j’ai simplement aperçu que même ceux qui étaient meilleurs que d’autres ne pouvaient s’empêcher aujourd’hui de tuer ou de laisser tuer parce que c’était la logique où ils vivaient, et que nous ne pouvions pas faire un geste en ce monde sans risquer de faire mourir. Oui, j’ai continué d’avoir honte; j’ai appris cela, que nous étions tous dans la peste, et j’ai perdu la paix. Je la cherche encore aujourd’hui, essayant de les comprendre tous et de n’être l’ennemi mortel de personne. Je sais seulement qu’il faut faire ce qu’il faut pour ne plus être un pestiféré et que c’est là ce qui peut, seul, nous faire espérer la paix, ou une bonne mort à son défaut. C’est cela qui peut soulager les hommes et, sinon les sauver, du moins leur faire le moins de mal possible et même parfois un peu de bien. Et c’est pourquoi j’ai décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir.

«C’est pourquoi encore cette épidémie ne m’apprend rien, sinon qu’il faut la combattre à vos côtés. Je sais de science certaine (oui, Rieux, je sais tout de la vie, vous le voyez bien) que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n'en est indemne. Et qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. L’honnête homme, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distractions possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait! Oui, Rieux, c’est bien fatigant d’être un pestiféré. Mais c’est encore plus fatigant de ne pas vouloir l’être. C’est pour cela que tout le monde se montre fatigué, puisque tout le monde, aujourd’hui, se trouve un peu pestiféré. Mais c’est pour cela que quelques-uns, qui veulent cesser de l’être, connaissent une extrémité de fatigue dont rien ne les délivrera plus que la mort.

«D’ici là, je sais que je ne vaux plus rien pour ce monde lui-même et qu’à partir du moment où j’ai renoncé à tuer, je me suis condamné à un exil définitif. Ce sont les autres qui feront l’histoire. Je sais aussi que je ne puis apparemment juger ces autres. Il y a une qualité qui me manque pour faire un meurtrier raisonnable. Ce n’est donc pas une supériorité. Mais maintenant, je consens à être ce que je suis, j’ai appris la modestie. Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. Cela vous paraîtra peut-être un peu simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est vrai. J’ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me tourner la tête, et qui ont tourné suffisamment d’autres têtes pour les faire consentir à l’assassinat, que j’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je n’y suis pas consentant. J’essaie d’être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition.

«Il faudrait, bien sûr, qu’il y eût une troisième catégorie, celle des vrais médecins, mais c’est un fait qu’on n’en rencontre pas beaucoup et que ce doit être difficile. C’est pourquoi j’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts. Au milieu d’elles, je peux du moins chercher comment on arrive à la troisième catégorie, c’est-à-dire à la paix.»



En terminant, Tarrou balançait sa jambe et frappait doucement du pied contre la terrasse. Après un silence, le docteur se souleva un peu et demanda si Tarrou avait une idée du chemin qu’il fallait prendre pour arriver à la paix.

«Oui, la sympathie.»

Deux timbres d’ambulance résonnèrent dans le lointain. Les exclamations, tout à l’heure confuses, se rassemblèrent aux confins de la ville, près de la colline pierreuse. On entendit en même temps quelque chose qui ressemblait à une détonation. Puis le silence revint. Rieux compta deux clignements de phare. La brise sembla prendre plus de force, et du même coup, un souffle venu de la mer apporta une odeur de sel. On entendait maintenant de façon distincte la sourde respiration des vagues contre la falaise.

«En somme, dit Tarrou avec simplicité, ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment on devient un saint.

– Mais vous ne croyez pas en Dieu.

– Justement. Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui.»

Brusquement, une grande lueur jaillit du côté d’où étaient venus les cris et, remontant le fleuve du vent, une clameur obscure parvint jusqu’aux deux hommes. La lueur s’assombrit aussitôt et loin, au bord des terrasses, il ne resta qu’un rougeoiement. Dans une panne de vent, on entendit distinctement des cris d’hommes, puis le bruit d’une décharge et la clameur d’une foule. Tarrou s’était levé et écoutait. On n’entendait plus rien.

«On s’est encore battu aux portes.

– C’est fini maintenant», dit Rieux.

Tarrou murmura que ce n’était jamais fini et qu’il y aurait encore des victimes, parce que c’était dans l’ordre.

«Peut-être, répondit le docteur, mais vous savez, je me sens plus de solidarité avec les vaincus qu’avec les saints. Je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroïsme et la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme.

– Oui, nous cherchons la même chose, mais je suis moins ambitieux.»

Rieux pensa que Tarrou plaisantait et il le regarda. Mais dans la vague lueur qui venait du ciel, il vit un visage triste et sérieux. Le vent se levait à nouveau et Rieux sentit qu’il était tiède sur sa peau. Tarrou se secoua:

«Savez-vous, dit-il, ce que nous devrions faire pour l’amitié?

– Ce que vous voulez, dit Rieux.

– Prendre un bain de mer. Même pour un futur saint, c’est un plaisir digne.»

Rieux souriait.

«Avec nos laissez-passer, nous pouvons aller sur la jetée. À la fin, c’est trop bête de ne vivre que dans la peste. Bien entendu, un homme doit se battre pour les victimes. Mais s’il cesse de rien aimer par ailleurs, à quoi sert qu’il se batte?

– Oui, dit Rieux, allons-y.»

Un moment après, l’auto s’arrêtait près des grilles du port. La lune s’était levée. Un ciel laiteux projetait partout des ombres pâles. Derrière eux s’étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et des algues leur annonça la mer. Puis, ils l’entendirent.

Elle sifflait doucement au pied des grands blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête. Ils s’installèrent sur les rochers tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d’un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina, sur le visage grave et calme de son ami, ce même bonheur qui n’oubliait rien, pas même l’assassinat.

Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d’automne qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait régulièrement. Le battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement d’écume, l’eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d’étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement un bruit d’eau battue, étrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui et il dut précipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s’arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer. Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils avaient le même cœur et le souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant recommencer.

* * *

[Avec décembre surviennent les grands froids, sans que la peste relâche son étreinte.

Grand s’est épuisé à mener de front sa vie professionnelle, son activité bénévole et son labeur privé. Il est en outre torturé, en dépit du temps écoulé, par le souvenir de son bonheur perdu. Le jour de Noël, il erre, désemparé, à travers la ville. Rieux et Tarrou sont partis à sa recherche.]

À midi, heure glacée, Rieux, sorti de la voiture, regardait de loin Grand, presque collé contre une vitrine, pleine de jouets grossièrement sculptés dans le bois. Sur le visage du vieux fonctionnaire, des larmes coulaient sans interruption. Et ces larmes bouleversèrent Rieux parce qu’il les comprenait et qu’il les sentait aussi au creux de sa gorge. Il se souvenait lui aussi des fiançailles du malheureux, devant une boutique de Noël, et de Jeanne renversée vers lui pour dire qu’elle était contente. Du fond d’années lointaines, au cœur même de cette folie, la voix fraîche de Jeanne revenait vers Grand, cela était sûr. Rieux savait ce que pensait à cette minute le vieil homme qui pleurait, et il le pensait comme lui, que ce monde sans amour était comme un monde mort et qu’il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d’un être et le cœur émerveillé de la tendresse.

Mais l’autre l’aperçut dans la glace. Sans cesser de pleurer, il se retourna et s’adossa à la vitrine pour le regarder venir.

«Ah! Docteur, ah! Docteur», faisait-il.

Rieux hochait la tête pour l’approuver, incapable de parler. Cette détresse était la sienne et ce qui lui tordait le cœur à ce moment était l’immense colère qui vient à l’homme devant la douleur que tous les hommes partagent.

«Oui, Grand, dit-il.

– Je voudrais avoir le temps de lui écrire une lettre. Pour qu’elle sache… et pour qu’elle puisse être heureuse sans remords…»

Avec une sorte de violence, Rieux fit avancer Grand. L’autre continuait, se laissant presque traîner, balbutiant des bouts de phrase.

«II y a trop longtemps que ça dure. On a envie de se laisser aller, c’est forcé. Ah! Docteur! j’ai l’air tranquille, comme ça. Mais il m’a toujours fallu un énorme effort pour être seulement normal. Alors maintenant, c’est encore trop.»

Il s’arrêta, tremblant de tous ses membres et les yeux fous. Rieux lui prit la main. Elle brûlait.

«Il faut rentrer.»

Mais Grand lui échappa et courut quelques pas, puis il s’arrêta, écarta les bras et se mit à osciller d’avant en arrière. Il tourna sur lui-même et tomba sur le trottoir glacé, le visage sali par les larmes qui continuaient de couler. Les passants regardaient de loin, arrêtés brusquement, n’osant plus avancer. Il fallut que Rieux prît le vieil homme dans ses bras.

Dans son lit maintenant, Grand étouffait: les poumons étaient pris. Rieux réfléchissait. L’employé n’avait pas de famille. À quoi bon le transporter? Il serait seul, avec Tarrou, à le soigner…

Grand était enfoncé au creux de son oreiller, la peau verdie et l’œil éteint. Il regardait fixement un maigre feu que Tarrou allumait dans la cheminée avec les débris d’une caisse. «Ça va mal», disait-il. Et du fond de ses poumons en flammes sortait un bizarre crépitement qui accompagnait tout ce qu’il disait. Rieux lui recommanda de se taire et dit qu’il allait revenir. Un bizarre sourire vint au malade et, avec lui, une sorte de tendresse lui monta au visage. Il cligna de l’œil avec effort. «Si j’en sors, chapeau bas, docteur!» Mais tout de suite après, il tomba dans la prostration.

Quelques heures après, Rieux et Tarrou retrouvèrent le malade, à demi dressé dans son lit, et Rieux fut effrayé de lire sur son visage les progrès du mal qui le brûlait. Mais il semblait plus lucide, et tout de suite, d’une voix étrangement creuse, il les pria de lui apporter le manuscrit qu’il avait mis dans un tiroir. Tarrou lui donna les feuilles qu’il serra contre lui, sans les regarder, pour les tendre ensuite au docteur, l’invitant du geste à les lire. C’était un court manuscrit d’une cinquantaine de pages. Le docteur le feuilleta et comprit que toutes ces feuilles ne portaient que la même phrase indéfiniment recopiée, remaniée, enrichie ou appauvrie. Sans arrêt, le mois de mai, l’amazone et les allées du Bois se confrontaient et se disposaient de façons diverses. L’ouvrage comportait aussi des explications, parfois démesurément longues, et des variantes. Mais à la fin de la dernière page, une main appliquée avait seulement écrit d’une encre encore fraîche: «Ma bien chère Jeanne, c’est aujourd’hui Noël…» Audessus, soigneusement calligraphiée, figurait la dernière version de la phrase. «Lisez», disait Grand. Et Rieux lut.

«Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une somptueuse jument alezane, parcourait, au milieu des fleurs, les allées du Bois…»

«Est-ce cela?» dit le vieux d’une voix de fièvre.

Rieux ne leva pas les yeux sur lui.

«Ah! dit l’autre en s’agitant, je sais bien. Belle, belle, ce n’est pas le mot juste.»

Rieux lui prit la main sur la couverture.

«Laissez, Docteur. Je n’aurai pas le temps…»

Sa poitrine se soulevait avec peine et il cria tout d’un coup:

«Brûlez-le!»

Le docteur hésita, mais Grand répéta son ordre avec un accent si terrible et une telle souffrance dans la voix, que Rieux jeta les feuilles dans le feu presque éteint. La pièce s’illumina rapidement et une chaleur brève la réchauffa. Quand le docteur revint vers le malade, celuici avait le dos tourné et sa face touchait presque au mur. Tarrou regardait par la fenêtre, comme étranger à la scène. Après avoir injecté le sérum, Rieux dit à son ami que Grand ne passerait pas la nuit, et Tarrou se proposa pour rester. Le docteur accepta.

Toute la nuit, l’idée que Grand allait mourir le poursuivit. Mais le lendemain matin, Rieux trouva Grand assis sur son lit, parlant avec Tarrou. La fièvre avait disparu. Il ne restait que les signes d’un épuisement général.

«Ah! Docteur, disait l’employé, j’ai eu tort. Mais je recommencerai. Je me souviens de tout, vous verrez.

– Attendons», dit Rieux à Tarrou.

Mais à midi, rien n’était changé. Le soir, Grand pouvait être considéré comme sauvé. Rieux ne comprenait rien à cette résurrection […].

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