[Au gros de lé’té, le fléau redouble de violence.]
C’est au milieu de cette année-là que le vent se leva et souffla pendant plusieurs jours dans la cité empestée. Le vent est particulièrement redouté des habitants d’Oran parce qu’il ne rencontre aucun obstacle naturel sur le plateau où elle est construite et qu’il s’engouffre ainsi dans les rues avec toute sa violence. Après ces longs mois où pas une goutte d’eau n’avait rafraîchi la ville, elle s’était couverte d’un enduit gris qui s’écailla sous le souffle du vent. Ce dernier soulevait ainsi des vagues de poussière et de papiers qui battaient les jambes des promeneurs devenus plus rares. On les voyait se hâter par les rues, courbés en avant, un mouchoir ou la main sur la bouche. Le soir, au lieu des rassemblements où l’on tentait de prolonger le plus possible ces jours dont chacun pouvait être le dernier, on rencontrait de petits groupes de gens pressés de rentrer chez eux ou dans des cafés, si bien que pendant quelques jours, au crépuscule qui arrivait bien plus vite à cette époque, les rues étaient désertes et le vent seul y poussait des plaintes continues. De la mer soulevée et toujours invisible montait une odeur d’algues et de sel. Cette ville déserte, blanchie de poussière, saturée d’odeurs marines, toute sonore des cris du vent, gémissait alors comme une île malheureuse.
Jusqu’ici la peste avait fait beaucoup plus de victimes dans les quartiers extérieurs, plus peuplés et moins confortables, que dans le centre de la ville. Mais elle sembla tout d’un coup se rapprocher et s’installer aussi dans les quartiers d’affaires. Les habitants accusaient le vent de transporter les germes d’infection. «II brouille les cartes», disait le directeur de l’hôtel. Mais quoi qu’il en fût, les quartiers du centre savaient que leur tour était venu en entendant vibrer tout près d’eux, dans la nuit, et de plus en plus fréquemment, le timbre des ambulances qui faisait résonner sous leurs fenêtres l’appel morne et sans passion de la peste.
À l’intérieur même de la ville, on eut l’idée d’isoler certains quartiers particulièrement éprouvés et de n’autoriser à en sortir que les hommes dont les services étaient indispensables. Ceux qui y vivaient jusquelà ne purent s’empêcher de considérer cette mesure comme une brimade spécialement dirigée contre eux, et dans tous les cas, ils pensaient par contraste aux habitants des autres quartiers comme à des hommes libres. Ces derniers, en revanche, dans leurs moments difficiles, trouvaient une consolation à imaginer que d’autres étaient encore moins libres qu’eux. «II y a toujours plus prisonnier que moi» était la phrase qui résumait alors le seul espoir possible. […]
C’était ce genre d’évidence ou d’appréhensions, en tout cas, qui entretenait chez nos concitoyens le sentiment de leur exil et de leur séparation. À cet égard, le narrateur sait parfaitement combien il est regrettable de ne pouvoir rien rapporter ici qui soit vraiment spectaculaire, comme par exemple quelque héros réconfortant ou quelque action éclatante, pareils à ceux qu’on trouve dans les vieux récits. C’est que rien n’est moins spectaculaire qu’un fléau et, par leur durée même, les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux qui les ont vécues, les journées terribles de la peste n’apparaissent pas comme de grandes flammes interminables et cruelles, mais plutôt comme un interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage.
Non, la peste n’avait rien à voir avec les grandes images exaltantes qui avaient poursuivi le docteur Rieux au début de l’épidémie. Elle était d’abord une administration prudente et impeccable, au bon fonctionnement. C’est ainsi, soit dit entre parenthèses, que pour ne rien trahir et surtout pour ne pas se trahir luimême, le narrateur a tendu à l’objectivité. Il n’a presque rien voulu modifier par les effets de l’art, sauf en ce qui concerne les besoins élémentaires d’une relation à peu près cohérente. Et c’est l’objectivité elle-même qui lui commande de dire maintenant que si la grande souffrance de cette époque, la plus générale comme la plus profonde, était la séparation, s’il est indispensable en conscience d’en donner une nouvelle description à ce stade de la peste, il n’en est pas moins vrai que cette souffrance elle-même perdait alors de son pathétique. Nos concitoyens, ceux du moins qui avaient le plus souffert de cette séparation, s’habituaient-ils à la situation? Il ne serait pas tout à fait juste de l’affirmer. Il serait plus exact de dire qu’au moral comme au physique, ils souffraient de décharnement. Au début de la peste, ils se souvenaient très bien de l’être qu’ils avaient perdu et ils le regrettaient. Mais s’ils se souvenaient nettement du visage aimé, de son rire, de tel jour dont ils reconnaissaient après coup qu’il avait été heureux, ils imaginaient difficilement ce que l’autre pouvait faire à l’heure même où ils l’évoquaient et dans des lieux désormais si lointains. En somme, à ce moment-là ils avaient de la mémoire, mais une imagination insuffisante. Au deuxième stade de la peste, ils perdirent aussi la mémoire. Non qu’ils eussent oublié ce visage, mais, ce qui revient au même, il avait perdu sa chair, ils ne l’apercevaient plus à l’intérieur d’eux-mêmes. Et alors qu’ils avaient tendance à se plaindre, les premières semaines, de n’avoir plus affaire qu’à des ombres dans les choses de leur amour, ils s’aperçurent par la suite que ces ombres pouvaient encore devenir plus décharnées, en perdant jusqu’aux intimes couleurs que leur gardait le souvenir. Tout au bout de ce long temps de séparation, ils n’imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur, ni comment avait pu vivre près d’eux un être sur lequel, à tout moment, ils pouvaient poser la main.
De ce point de vue, ils étaient entrés dans l’ordre même de la peste, d’autant plus efficace qu’il était plus médiocre. Personne, chez nous, n’avait plus de grands sentiments. Mais tout le monde éprouvait des sentiments monotones. «II est temps que cela finisse», disaient nos concitoyens, parce qu’en période de fléau, il est normal de souhaiter la fin des souffrances collectives, et parce qu’en fait, ils souhaitaient que cela finisse. Mais tout cela se disait sans la flamme ou l’aigre sentiment du début, et seulement avec les quelques raisons qui nous restaient encore claires, et qui étaient pauvres. Au grand élan farouche des premières semaines avait succédé un abattement qu’on aurait eu tort de prendre pour de la résignation, mais qui n’en était pas moins une sorte de consentement provisoire.
Nos concitoyens s’étaient mis au pas, ils s’étaient adaptés, comme on dit, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ils avaient encore, naturellement, l’attitude du malheur et de la souffrance, mais ils n’en ressentaient plus la pointe. Du reste, le docteur Rieux, par exemple, considérait que, justement, c’était cela le malheur, et que l’habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même. Auparavant, les séparés n’étaient pas réellement malheureux, il y avait dans leur souffrance une illumination, qui venait de s’éteindre. À présent, on les voyait au coin des rues, dans les cafés ou chez leurs amis, placides et distraits, et l’œil si ennuyé que, grâce à eux, toute la ville ressemblait à une salle d’attente. Pour ceux qui avaient un métier, ils le faisaient à l’allure même de la peste, méticuleusement et sans éclat. Tout le monde était modeste. Pour la première fois, les séparés n’avaient pas de répugnance à parler de l’absent, à prendre le langage de tous, à examiner leur séparation sous le même angle que les statistiques de l’épidémie. Alors que, jusquelà, ils avaient soustrait farouchement leur souffrance au malheur collectif, ils acceptaient maintenant la confusion. Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. À la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants. […]
On peut dire pour finir que les séparés n’avaient plus ce curieux privilège qui les préservait au début. Ils avaient perdu l’égoïsme de l’amour, et le bénéfice qu’ils en tiraient. Du moins, maintenant, la situation était claire, le fléau concernait tout le monde. Nous tous, au milieu des détonations qui claquaient aux portes de la ville, des coups de tampon qui scandaient notre vie ou nos décès, au milieu des incendies et des fiches, de la terreur et des formalités, promis à une mort ignominieuse, mais enregistrée, parmi les fumées épouvantables et les timbres tranquilles des ambulances, nous nous nourrissions du même pain d’exil, attendant sans le savoir la même réunion et la même paix bouleversantes. Notre amour sans doute était toujours là, mais, simplement, il était inutilisable, lourd à porter, inerte en nous, stérile comme le crime ou la condamnation. Il n’était plus qu’une patience sans avenir et une attente butée. Et de ce point de vue, l’attitude de certains de nos concitoyens faisait penser à ces longues queues aux quatre coins de la ville, devant les boutiques d’alimentation. C’était la même résignation et la même longanimité, à la fois illimitée et sans illusions. Il faudrait seulement élever ce sentiment à une échelle mille fois plus grande en ce qui concerne la séparation, car il s’agissait alors d’une autre faim et qui pouvait tout dévorer.
Dans tous les cas, à supposer qu’on veuille avoir une idée juste de l’état d’esprit où se trouvaient les séparés de notre ville, il faudrait de nouveau évoquer ces éternels soirs dorés et poussiéreux, qui tombaient sur la cité sans arbres, pendant qu’hommes et femmes se déversaient dans toutes les rues. Car, étrangement, ce qui montait alors vers les terrasses encore ensoleillées, en l’absence des bruits de véhicules et de machines qui font d’ordinaire tout le langage des villes, ce n’était qu’une énorme rumeur de pas et de voix sourdes, le douloureux glissement de milliers de semelles rythmé par le sifflement du fléau dans le ciel alourdi, un piétinement interminable et étouffant, enfin, qui remplissait peu à peu toute la ville et qui, soir après soir, donnait sa voix la plus fidèle et la plus morne à l’obstination aveugle qui, dans nos cœurs, remplaçait alors l’amour.