Книга: Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке
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II

[Rieux réclame des pouvoirs publics une action énergique contre la contagion. Après quelques atermoiements, à la mi-mai, l’état de peste est proclamé. La ville est isolée. Des mesures sévères règlent la vie des habitants, peu à peu assujettis aux privations et à l’angoisse.]

Trois semaines après la fermeture des portes, Rieux trouva, à la sortie de l’hôpital, un jeune homme qui l’attendait.

«Je suppose, lui dit ce dernier, que vous me reconnaissez.»

Rieux croyait le connaître, mais il hésitait.

«Je suis venu avant ces événements, dit l’autre, vous demander des renseignements sur les conditions de vie des Arabes. Je m’appelle Raymond Rambert.

– Ah! oui, dit Rieux. Eh bien, vous avez maintenant un beau sujet de reportage.»

L’autre paraissait nerveux. Il dit que ce n’était pas cela et qu’il venait demander une aide au docteur Rieux.

«Je m’en excuse, ajouta-t-il, mais je ne connais personne dans cette ville et le correspondant de mon journal a le malheur d’être imbécile.»

Rieux lui proposa de marcher jusqu’à un dispensaire du centre, car il avait quelques ordres à donner. Ils descendirent les ruelles du quartier nègre. Le soir approchait, mais la ville, si bruyante autrefois à cette heure-là, paraissait curieusement solitaire. Quelques sonneries de clairon dans le ciel encore doré témoignaient seulement que les militaires se donnaient l’air de faire leur métier. Pendant ce temps, le long des rues abruptes, entre les murs bleus, ocres et violets des maisons mauresques, Rambert parlait, très agité. Il avait laissé sa femme à Paris. À vrai dire, ce n’était pas sa femme, mais c’était la même chose. Il lui avait télégraphié dès la fermeture de la ville. Il avait d’abord pensé qu’il s’agissait d’un événement provisoire et il avait seulement cherché à correspondre avec elle. Ses confrères d’Oran lui avaient dit qu’ils ne pouvaient rien, la poste l’avait renvoyé, une secrétaire de la préfecture lui avait ri au nez. Il avait fini, après une attente de deux heures dans une file, par faire accepter un télégramme où il avait inscrit: «Tout va bien. À bientôt.»

Mais le matin, en se levant, l’idée lui était venue brusquement qu’après tout il ne savait pas combien de temps cela pouvait durer. Il avait décidé de partir. Comme il était recommandé (dans son métier, on a des facilités), il avait pu toucher le directeur du cabinet préfectoral et lui avait dit qu’il n’avait pas de rapport avec Oran, que ce n’était pas son affaire d’y rester, qu’il se trouvait là par accident et qu’il était juste qu’on lui permît de s’en aller, même si une fois dehors, on devait lui faire subir une quarantaine. Le directeur lui avait dit qu’il comprenait très bien, mais qu’on ne pouvait pas faire d’exception, qu’il allait voir, mais qu’en somme la situation était grave et que l’on ne pouvait rien décider.

«Mais enfin, avait dit Rambert, je suis étranger à cette ville.

– Sans doute, mais après tout, espérons que l’épidémie ne durera pas.»

Pour finir, il avait essayé de consoler Rambert en lui faisant remarquer aussi qu’il pouvait trouver à Oran la matière d’un reportage intéressant et qu’il n’était pas d’événement, tout bien considéré, qui n’eût son bon côté. Rambert haussait les épaules. On arrivait au centre de la ville:

«C’est stupide, Docteur, vous comprenez. Je n’ai pas été mis au monde pour faire des reportages. Mais peut-être ai-je été mis au monde pour vivre avec une femme. Cela n’est-il pas dans l’ordre?»

Rieux dit qu’en tout cas cela paraissait raisonnable.

Sur les boulevards du centre, ce n’était pas la foule ordinaire. Quelques passants se hâtaient vers des demeures lointaines. Aucun ne souriait. Rieux pensa que c’était le résultat de l’annonce Ransdoc qui se faisait ce jour-là. Au bout de vingt-quatre heures, nos concitoyens recommençaient à espérer. Mais le jour même, les chiffres étaient encore trop frais dans les mémoires.

«Ce’st que, dit Rambert sans crier gare, elle et moi nous sommes rencontrés depuis peu et nous nous entendons bien.»

Rieux ne disait rien.

«Mais je vous ennuie, reprit Rambert. Je voulais seulement vous demander si vous ne pouvez pas me faire un certificat où il serait affirmé que je n’ai pas cette sacrée maladie. Je crois que cela pourrait me servir.»

Rieux approuva de la tête, il reçut un petit garçon qui se jetait dans ses jambes et le remit doucement sur ses pieds. Ils repartirent et arrivèrent sur la place d’Armes. Les branches des ficus et des palmiers pendaient, immobiles, grises de poussière, autour d’une statue de la République, poudreuse et sale. Ils s’arrêtèrent sous le monument. Rieux frappa contre le sol, l’un après l’autre, ses pieds couverts d’un enduit blanchâtre. Il regarda Rambert. Le feutre un peu en arrière, le col de chemise déboutonné sous la cravate, mal rasé, le journaliste avait un air buté et boudeur.

«Soyez sûr que je vous comprends, dit enfin Rieux, mais votre raisonnement n’est pas bon. Je ne peux pas vous faire ce certificat parce qu’en fait j’ignore si vous avez ou non cette maladie et parce que, même dans ce cas, je ne puis pas certifier qu’entre la seconde où vous sortirez de mon bureau et celle où vous entrerez à la préfecture, vous ne serez pas infecté. Et puis même…

– Et puis même? dit Rambert.

– Et puis, même si je vous donnais ce certificat, il ne vous servirait de rien.

– Pourquoi?

– Parce qu’il y a dans cette ville des milliers d’hommes dans votre cas et qu’on ne peut cependant pas les laisser sortir.

– Mais s’ils n’ont pas la peste eux-mêmes?

– Ce n’est pas une raison suffisante. Cette histoire est stupide, je sais bien, mais elle nous concerne tous. Il faut la prendre comme elle est.

– Mais je ne suis pas d’ici!

– À partir de maintenant, hélas! vous serez d’ici comme tout le monde.»

L’autre s’animait:

«C’est une question d’humanité, je vous le jure. Peut-être ne vous rendez-vous pas compte de ce que signifie une séparation comme celle-ci pour deux personnes qui s’entendent bien.»

Rieux ne répondit pas tout de suite. Puis il dit qu’il croyait qu’il s’en rendait compte. De toutes ses forces, il désirait que Rambert retrouvât sa femme et que tous ceux qui s’aimaient fussent réunis, mais il y avait des arrêtés et des lois, il y avait la peste, son rôle à lui était de faire ce qu’il fallait.

«Non, dit Rambert avec amertume, vous ne pouvez pas comprendre. Vous parlez le langage de la raison, vous êtes dans l’abstraction.»

Le docteur leva les yeux sur la République et dit qu’il ne savait pas s’il parlait le langage de la raison, mais il parlait le langage de l’évidence et ce n’était pas forcément la même chose. Le journaliste rajustait sa cravate:

«Alors, cela signifie qu’il faut que je me débrouille autrement? Mais, reprit-il avec une sorte de défi, je quitterai cette ville.»

Le docteur dit qu’il le comprenait encore, mais que cela ne le regardait pas.

«Si, cela vous regarde, fit Rambert avec un éclat soudain. Je suis venu vers vous parce quo’n m’a dit que vous aviez eu une grande part dans les décisions prises. J’ai pensé alors que, pour un cas au moins, vous pourriez défaire ce que vous aviez contribué à faire. Mais cela vous est égal. Vous n’avez pensé à personne. Vous n’avez pas tenu comptede ceux qui étaient séparés.»

Rieux reconnut que, dans un sens, cela était vrai, il n’avait pas voulu en tenir compte.

«Ah! je vois, fit Rambert, vous allez parler de service public. Mais le bien public est fait du bonheur de chacun.

– Allons, dit le docteur qui semblait sortir d’une distraction, il y a cela et il y a autre chose. Il ne faut pas juger. Mais vous avez tort de vous fâcher. Si vous pouvez vous tirer de cette affaire, j’en serai profondément heureux. Simplement, il y a des choses que ma fonction m’interdit.»

L’autre secoua la tête avec impatience.

«Oui, j’ai tort de me fâcher. Et je vous ai pris assez de temps comme cela.»

Rieux lui demanda de le tenir au courant de ses démarches et de ne pas lui garder rancune. Il y avait sûrement un plan sur lequel ils pouvaient se rencontrer. Rambert parut soudain perplexe:

«Je le crois, dit-il, après un silence, oui, je le crois malgré moi et malgré tout ce que vous m’avez dit.» Il hésita:

«Mais je ne puis pas vous approuver.»

Il baissa son feutre sur le front et partit d’un pas rapide. Rieux le vit entrer dans l’hôtel où habitait Jean Tarrou. Après un moment, le docteur secoua la tête. Le journaliste avait raison dans son impatience de bonheur. Mais avait-il raison quand il l’accusait? «Vous vivez dans l’abstraction.» Était-ce vraiment l’abstraction que ces journées passées dans son hôpital où la peste mettait les bouchées doubles, portant à cinq cents le nombre moyen des victimes par semaine? Oui, il y avait dans le malheur une part d’abstraction et d’irréalité. Mais quand l’abstraction se met à vous tuer, il faut bien s’occuper de l’abstraction. Et Rieux savait seulement que ce n’était pas le plus facile. […]

Oui, la peste, comme l’abstraction, était monotone. Une seule chose peut-être changeait et c’était Rieux lui-même.

II le sentait ce soir-là, au pied du monument à la République, conscient seulement de la difficile indifférence qui commençait à l’emplir, regardant toujours la porte d’hôtel où Rambert avait disparu […]

* * *

[«Pour lutter contre le fléau avec leurs propres moyens», les autorités ecclésiastiques organisent une semaine de prières collectives. Ces manifestations se terminent, un dimanche de la fin de juin, par une messe solennelle au cours de laquelle prend la parole un savant religieux, le père Paneloux.]

La cathédrale de notre ville, en tout cas, fut à peu près remplie par les fidèles pendant toute la semaine. Les premiers jours, beaucoup d’habitants restaient encore dans les jardins de palmiers et de grenadiers qui s’étendent devant le porche, pour écouter la marée d’invocations et de prières qui refluaient jusque dans les rues. Peu à peu, l’exemple aidant, les mêmes auditeurs se décidèrent à entrer et à mêler une voix timide aux répons de l’assistance. Et le dimanche, un peuple considérable envahit la nef, débordant jusque sur le parvis et les derniers escaliers. Depuis la veille, le ciel s'était assombri, la pluie tombait à verse. Ceux qui se tenaient dehors avaient ouvert leurs parapluies. Une odeur d’encens et d’étoffes mouillées flottait dans la cathédrale quand le père Paneloux monta en chaire.

Il était de taille moyenne, mais trapu. Quand il s’appuya sur le rebord de la chaire, serrant le bois entre ses grosses mains, on ne vit de lui qu’une forme épaisse et noire surmontée des deux taches de ses joues, rubicondes sous les lunettes d’acier. Il avait une voix forte, passionnée, qui portait loin, et lorsqu’il attaqua l’assistance d’une seule phrase véhémente et martelée: «Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l’avez mérité», un remous parcourut l’assistance jusqu’au parvis.



Les pestiférés de Jaffa Tableau de Gros (1771–1835)





Logiquement, ce qui suivit ne semblait pas se raccorder à cet exorde pathétique. C’est la suite du discours qui fit seulement comprendre à nos concitoyens que, par un procédé oratoire habile, le Père avait donné en une seule fois, comme on assène un coup, le thème de son prêche entier. Paneloux, tout de suite après cette phrase, en effet, cita le texte de l’Exode relatif à la peste en Égypte et dit: «La première fois que ce fléau apparaît dans l’histoire, c’est pour frapper les ennemis de Dieu. Pharaon s’oppose aux desseins éternels et la peste le fait alors tomber à genoux. Depuis le début de toute histoire, le fléau de Dieu met à ses pieds les orgueilleux et les aveugles. Méditez cela et tombez à genoux.»

La pluie redoublait dehors et cette dernière phrase, prononcée au milieu d’un silence absolu, rendu plus profond encore par le crépitement de l’averse sur les vitraux, retentit avec un tel accent que quelques auditeurs, après une seconde d’hésitation, se laissèrent glisser de leur chaise sur le prie-Dieu. D’autres crurent qu’il fallait suivre leur exemple, si bien que, de proche en proche, sans un autre bruit que le craquement de quelques chaises, tout l’auditoire se trouva bientôt à genoux. Paneloux se redressa alors, respira profondément et reprit sur un ton de plus en plus accentué: «Si, aujourd’hui, la peste vous regarde, c’est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler. Dans l’univers, le fléau implacable battra le blé humain jusqu’à ce que la paille soit séparée du grain. Il y aura plus de paille que de grain, plus d’appelés que d’élus, et ce malheur n’a pas été voulu par Dieu. Trop longtemps, ce monde a composé avec le mal, trop longtemps, il s’est reposé sur la miséricorde divine. Il suffisait du repentir, tout était permis. Et pour le repentir, chacun se sentait fort. Le moment venu, on l’éprouverait assurément. D’ici là, le plus facile était de se laisser aller, la miséricorde divine ferait le reste. Eh bien! cela ne pouvait durer. Dieu, qui, pendant si longtemps, a penché sur les hommes de cette ville son visage de pitié, lassé d’attendre, déçu dans son éternel espoir, vient de détourner son regard. Privés de la lumière de Dieu, nous voici pour longtemps dans les ténèbres de la peste!»

Dans la salle quelqu’un s’ébroua, comme un cheval impatient. Après une courte pause, le Père reprit, sur un ton plus bas: «On lit dans la Légende dorée qu’au temps du roi Humbert, en Lombardie, l’Italie fut ravagée d’une peste si violente qu’à peine les vivants suffisaient-ils à enterrer les morts et cette peste sévissait surtout à Rome et à Pavie. Et un bon ange apparut visiblement, qui donnait des ordres au mauvais ange qui portait un épieu de chasse et il lui ordonnait de frapper les maisons; et autant de fois qu’une maison recevait de coups, autant y avait-il de morts qui en sortaient.»

Paneloux tendit ici ses deux bras courts dans la direction du parvis, comme s’il montrait quelque chose derrière le rideau mouvant de la pluie: «Mes frères, dit-il avec force, c’est la même chasse mortelle qui se courre aujourd’hui dans nos rues. Voyez-le, cet ange de la peste, beau comme Lucifer et brillant comme le mal lui-même, dressé au-dessus de vos toits, la main droite portant l’épieu rouge à hauteur de sa tête, la main gauche désignant l’une de vos maisons. À l’instant, peut-être, son doigt se tend vers votre porte, l’épieu résonne sur le bois; à l’instant encore, la peste entre chez vous, s’assied dans votre chambre et attend votre retour. Elle est là, patiente et attentive, assurée comme l’ordre même du monde. Cette main qu’elle vous tendra, nulle puissance terrestre et pas même, sachez-le bien, la vaine science humaine, ne peut faire que vous l’évitiez. Et battus sur l’aire sanglante de la douleur, vous serez rejetés avec la paille.»

Ici, le Père reprit avec plus d’ampleur encore l’image pathétique du fléau. Il évoqua l’immense pièce de bois tournoyant au-dessus de la ville, frappant au hasard et se relevant ensanglantée, éparpillant enfin le sang et la douleur humaine «pour des semailles qui prépareraient les moissons de la vérité».

Au bout de sa longue période, le père Paneloux s’arrêta, les cheveux sur le front, le corps agité d’un tremblement que ses mains communiquaient à la chaire, et reprit, plus sourdement, mais sur un ton accusateur: «Oui, l’heure est venue de réfléchir. Vous avez cru qu’il vous suffirait de visiter Dieu le dimanche pour être libres de vos journées. Vous avez pensé que quelques génuflexions le paieraient bien assez de votre insouciance criminelle. Mais Dieu n’est pas tiède. Ces rapports espacés ne suffisaient pas à sa dévorante tendresse. Il voulait vous voir plus longtemps, c’est sa manière de vous aimer et, à vrai dire, c’est la seule manière d’aimer. Voilà pourquoi, fatigué d’attendre votre venue, il a laissé le fléau vous visiter comme il a visité toutes les villes du péché depuis que les hommes ont une histoire. Vous savez maintenant ce qu’est le péché, comme l’ont su Caïn et ses fils, ceux d’avant le Déluge, ceux de Sodome et de Gomorrhe, Pharaon et Job et aussi tous les maudits. Et comme tous ceux-là l’ont fait, c’est un regard neuf que vous portez sur les êtres et sur les choses, depuis le jour où cette ville a refermé ses murs autour de vous et du fléau. Vous savez maintenant, et enfin, qu’il faut venir à l’essentiel.»

Un vent humide s’engouffrait à présent sous la nef et les flammes des cierges se courbèrent en grésillant. Une odeur épaisse de cire, des toux, un éternuement montèrent vers le père Paneloux qui, revenant sur son exposé avec une subtilité qui fut très appréciée, reprit d’une voix calme: «Beaucoup d’entre vous, je le sais, se demandent justement où je veux en venir. Je veux vous faire venir à la vérité et vous apprendre à vous réjouir, malgré tout ce que j’ai dit. Le temps n’est plus où des conseils, une main fraternelle étaient les moyens de vous pousser vers le bien. Aujourd’hui la vérité est un ordre. Et le chemin du salut, c’est un épieu rouge qui vous le montre et vous y pousse. C’est ici, mes frères, que se manifeste enfin la miséricorde divine qui a mis en toute chose le bien et le mal, la colère et la pitié, la peste et le salut. Ce fléau même qui vous meurtrit, il vous élève et vous montre la voie.

«II y a bien longtemps, les chrétiens d’Abyssinie voyaient dans la peste un moyen efficace, d’origine divine, de gagner l’éternité. Ceux qui n’étaient pas atteints s’enroulaient dans les draps des pestiférés afin de mourir certainement. Sans doute, cette fureur de salut n’est-elle pas recommandable. Elle marque une précipitation regrettable, bien proche de l’orgueil. Il ne faut pas être plus pressé que Dieu et tout ce qui prétend accélérer l’ordre immuable, qu’il a établi une fois pour toutes, conduit à l’hérésie. Mais, du moins, cet exemple comporte sa leçon. À nos esprits plus clairvoyants, il fait valoir seulement cette lueur exquise d’éternité qui gît au fond de toute souffrance. Elle éclaire, cette lueur, les chemins crépusculaires qui mènent vers la délivrance. Elle manifeste la volonté divine qui, sans défaillance, transforme le mal en bien. Aujourd’hui encore, à travers ce cheminement de mort, d’angoisses et de clameurs, elle nous guide vers le silence essentiel et vers le principe de toute vie. Voilà, mes frères, l’immense consolation que je voulais vous apporter pour que ce ne soient pas seulement des paroles qui châtient que vous emportiez d’ici, mais aussi un verbe qui apaise.»

On sentait que Paneloux avait fini. Au dehors, la pluie avait cessé. Un ciel mêlé d’eau et de soleil déversait sur la place une lumière plus jeune. De la rue montaient des bruits de voix, des glissements de véhicules, tout le langage d’une ville qui s’éveille. Les auditeurs réunissaient discrètement leurs affaires dans un remue-ménage assourdi. Le Père reprit cependant la parole et dit qu’après avoir montré l’origine divine de la peste et le caractère punitif de ce fléau, il en avait terminé et qu’il ne ferait pas appel pour sa conclusion à une éloquence qui serait déplacée, touchant une matière si tragique. Il lui semblait que tout devait être clair à tous. Il rappela seulement qu’à l’occasion de la grande peste de Marseille, le chroniqueur Mathieu Marais s’était plaint d’être plongé dans l’enfer, à vivre ainsi sans secours et sans espérance. Eh bien! Mathieu Marais était aveugle! Jamais plus qu’aujourd’hui, au contraire, le père Paneloux n’avait senti le secours divin et l’espérance chrétienne qui étaient offerts à tous. Il espérait contre tout espoir que, malgré l’horreur de ces journées et les cris des agonisants, nos concitoyens adresseraient au ciel la seule parole qui fût chrétienne et qui était d’amour. Dieu ferait le reste.

* * *

[Les propos du père Paneloux rendent «plus sensible à certains l’idée, vague jusque-là, qu’ils sont condamnés pour un crime inconnu à un emprisonnement inimaginable». La ville désemparée cède à un morne abattement.

Grand, toutefois, bénéficie d’un merveilleux dérivatif. Un soir d’abandon, il confie au docteur son secret.]

Quelque part dans le ciel noir, au-dessus des lampadaires, un sifflement sourd lui rappela l’invisible fléau qui brassait inlassablement l’air chaud.

«Heureusement, heureusement», disait Grand.

Rieux se demandait ce qu’il voulait dire.

«Heureusement, disait l’autre, j’ai mon travail.

– Oui, dit Rieux, c’est un avantage.»

Et, décidé à ne pas écouter le sifflement, il demanda à Grand s’il était content de ce travail.

«Eh bien, je crois que je suis dans la bonne voie.

– Vous en avez encore pour longtemps?»

Grand parut s’animer, la chaleur de l’alcool passa dans sa voix.

«Je ne sais pas. Mais la question n’est pas là, Docteur, ce n’est pas la question, non.»

Dans l’obscurité, Rieux devinait qu’il agitait ses bras. Il semblait préparer quelque chose qui vint brusquement, avec volubilité:

«Ce que je veux, voyez-vous, Docteur, c’est que le jour où le manuscrit arrivera chez l’éditeur, celui-ci se lève après l’avoir lu et dise à ses collaborateurs: «Messieurs, «chapeau bas!»

Cette brusque déclaration surprit Rieux. Il lui sembla que son compagnon faisait le geste de se découvrir, portant la main à sa tête, et ramenant son bras à l’horizontale. Là-haut, le bizarre sifflement semblait reprendre avec plus de force.

«Oui, disait Grand, il faut que ce soit parfait.»

Quoique peu averti des usages de la littérature, Rieux avait cependant l’impression que les choses ne devaient pas se passer aussi simplement et que, par exemple, les éditeurs, dans leurs bureaux, devaient être nu-tête. Mais, en fait, on ne savait jamais, et Rieux préféra se taire. Malgré lui, il prêtait l’oreille aux rumeurs mystérieuses de la peste. On approchait du quartier de Grand et comme il était un peu surélevé, une légère brise les rafraîchissait qui nettoyait en même temps la ville de tous ses bruits. Grand continuait cependant de parler et Rieux ne saisissait pas tout ce que disait le bonhomme. Il comprit seulement que l’œuvre en question avait déjà beaucoup de pages, mais que la peine que son auteur prenait pour l’amener à la perfection lui était très douloureuse. «Des soirées, des semaines entières sur un mot… et quelquefois une simple conjonction.» Ici, Grand s’arrêta et prit le docteur par un bouton de son manteau. Les mots sortaient en trébuchant de sa bouche mal garnie.

«Comprenez bien, Docteur. À la rigueur, c’est assez facile de choisir entre mais et et. C’est déjà plus difficile d’opter entre et et puis. La difficulté grandit avec puis et ensuite. Mais, assurément, ce qu’il y a de plus difficile c’est de savoir s’il faut mettre et ou s’il ne faut pas.

– Oui, dit Rieux, je comprends.»

Et il se remit en route. L’autre parut confus, se mit de nouveau à sa hauteur.

«Excusez-moi, bredouilla-t-il. Je ne sais pas ce que j’ai, ce soir!»

Rieux lui frappa doucement sur l’épaule et lui dit qu’il désirait l’aider et que son histoire l’intéressait beaucoup. L’autre parut un peu rasséréné et, arrivé devant la maison, après avoir hésité, offrit au docteur de monter un moment. Rieux accepta.

Dans la salle à manger, Grand l’invita à s’asseoir devant une table pleine de papiers couverts de ratures sur une écriture microscopique.

«Oui, c’est ça, dit Grand au docteur qui l’interrogeait du regard. Mais voulez-vous boire quelque chose? J’ai un peu de vin.»

Rieux refusa. Il regardait les feuilles de papier.

«Ne regardez pas, dit Grand. C’est ma première phrase. Elle me donne du mal, beaucoup de mal.»

Lui aussi contemplait toutes ces feuilles et sa main parut invinciblement attirée par l’une d’elles qu’il éleva en transparence devant l’ampoule électrique sans abat-jour. La feuille tremblait dans sa main. Rieux remarqua que le front de l’employé était moite.

«Asseyez-vous, dit-il, et lisez-la-moi.»

L’autre le regarda et sourit avec une sorte de gratitude.

«Oui, dit-il, je crois que j’en ai envie.»

II attendit un peu, regardant toujours la feuille, puis s’assit. Rieux écoutait en même temps une sorte de bourdonnement confus qui, dans la ville, semblait répondre aux sifflements du fléau. Il avait, à ce moment précis, une perception extraordinairement aiguë de cette ville qui s’étendait à ses pieds, du monde clos qu’elle formait et des terribles hurlements qu’elle étouffait dans la nuit. La voix de Grand s’éleva sourdement: «Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du bois de Boulogne.» Le silence revint et, avec lui, l’indistincte rumeur de la ville en souffrance. Grand avait posé la feuille et continuait à la contempler. Au bout d’un moment, il releva les yeux:

«Qu’en pensez-vous?»

Rieux répondit que ce début le rendait curieux de connaître la suite. Mais l’autre dit avec animation que ce point de vue n’était pas le bon. Il frappa ses papiers du plat de la main.

«Ce n’est là qu’une approximation. Quand je serai arrivé à rendre parfaitement le tableau que j’ai dans l’imagination, quand ma phrase aura l’allure même de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deuxtrois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, dès le début, qu’il sera possible de dire: «Chapeau bas!»

Mais, pour cela, il avait encore du pain sur la planche. Il ne consentirait jamais à livrer cette phrase telle quelle à un imprimeur. Car, malgré le contentement qu’elle lui donnait parfois, il se rendait compte qu’elle ne collait pas tout à fait encore à la réalité et que, dans une certaine mesure, elle gardait une facilité de ton qui l’apparentait de loin, mais qui l’apparentait tout de même, à un cliché. C’était, du moins, le sens de ce qu’il disait quand on entendit des hommes courir sous les fenêtres. Rieux se leva. «Vous verrez ce que j’en ferai», disait Grand, et, tourné vers la fenêtre, il ajouta: «Quand tout cela sera fini.» […]

* * *

[Tarrou, nouveau venu à Oran, avait d’abord goûté nonchalamment les plaisirs des temps heureux tout en notant avec prédilection dans ses carnets les aspects provinciaux de la ville ou les comportements insignifiants de ses habitants. L’irruption du fléau mobilise en lui de plus profondes ressources: un soir du mois d’août, il vient offrir à Rieux de constituer, pour l’aider, des formations sanitaires volontaires. Le docteur, qui atcepte avec joie, lui signale toutefois le danger auquel il va s’exposer.]

– Ce travail peut être mortel, vous le savez bien. Et dans tous les cas, il faut que je vous en avertisse. Avez-vous bien réfléchi?

Tarrou le regardait de ses yeux gris et tranquilles. «Que pensez-vous du prêche de Paneloux, Docteur?» La question était posée naturellement et Rieux y répondit naturellement.

«J’ai trop vécu dans les hôpitaux pour aimer l’idée de punition collective. Mais, vous savez, les chrétiens parlent quelquefois ainsi, sans le penser jamais réellement. Ils sont meilleurs qu’ils ne paraissent.

– Vous pensez pourtant comme Paneloux, que la peste a sa bienfaisance, qu’elle ouvre les yeux, qu’elle force à penser!»

Le docteur secoua la tête avec impatience:

«Comme toutes les maladies de ce monde. Mais ce qui est vrai des maux de ce monde est vrai aussi de la peste. Cela peut servir à grandir quelques-uns. Cependant, quand on voit la misère et la douleur qu’elle apporte, il faut être fou, aveugle ou lâche pour se résigner à la peste.»

Rieux avait à peine élevé le ton. Mais Tarrou fit un geste de la main comme pour le calmer. Il souriait.

«Oui, dit Rieux en haussant les épaules. Mais vous ne m’avez pas répondu. Avez-vous réfléchi?»

Tarrou se carra un peu dans son fauteuil et avança la tête vers la lumière.

«Croyez-vous en Dieu, Docteur?»

La question était encore posée naturellement. Mais cette fois, Rieux hésita.

«Non, mais qu’est-ce que cela veut dire? Je suis dans la nuit, et j’essaie d’y voir clair. Il y a longtemps que j’ai cessé de trouver ça original.

– N’est-ce pas ce qui vous sépare de Paneloux?

– Je ne crois pas. Paneloux est un homme d’études. Il n’a pas vu assez mourir et c’est pourquoi il parle au nom d’une vérité. Mais le moindre prêtre de campagne qui administre ses paroissiens et qui a entendu la respiration d’un mourant pense comme moi. Il soignerait la misère avant de vouloir en démontrer l’excellence.»





La peste à Rome

Tableau de Delaunay (Salon de 1869)





Rieux se leva, son visage était maintenant dans l’ombre. «Laissons cela, dit-il, puisque vous ne voulez pas répondre.»

Tarrou sourit sans bouger de son fauteuil. «Puisje répondre par une question?» À son tour le docteur sourit: «Vous aimez le mystère, dit-il. Allons-y.

– Voilà, dit Tarrou. Pourquoi vous-même montrez-vous tant de dévouement puisque vous ne croyez pas en Dieu? Votre réponse m’aidera peut-être à répondre moi-même.»

Sans sortir de l’ombre, le docteur dit qu’il avait déjà répondu, que s’il croyait en un Dieu tout-puissant, il cesserait de guérir les hommes, lui laissant alors ce soin. Mais que personne au monde, non, pas même Paneloux qui croyait y croire, ne croyait en un Dieu de cette sorte, puisque personne ne s’abandonnait totalement et qu’en cela du moins, lui, Rieux, croyait être sur le chemin de la vérité, en luttant contre la création telle qu’elle était.

«Ah! dit Tarrou, c’est donc l’idée que vous vous faites de votre métier?

– À peu près», répondit le docteur en revenant dans la lumière.

Tarrou sifla doucement et le docteur le regarda.

«Oui, dit-il, vous vous dites qu’il y faut de l’orgueil. Mais je n’ai que l’orgueil qu’il faut, croyez-moi. Je ne sais pas ce qui m’attend ni ce qui viendra après tout ceci. Pour le moment il y a des malades et il faut les guérir. Ensuite, ils réfléchiront et moi aussi. Mais le plus pressé est de les guérir. Je les défends comme je peux, voilà tout.

– Contre qui?»

Rieux se tourna vers la fenêtre. Il devinait au loin la mer à une condensation plus obscure de l’horizon. Il éprouvait seulement sa fatigue et luttait en même temps contre un désir soudain et déraisonnable de se livrer un peu plus à cet homme singulier, mais qu’il sentait fraternel.

«Je n’en sais rien, Tarrou, je vous jure que je n’en sais rien. Quand je suis entré dans ce métier, je l’ai fait abstraitement, en quelque sorte, parce que j’en avais besoin, parce que c’était une situation comme les autres, une de celles que les jeunes gens se proposent. Peut-être aussi parce que c’était particulièrement difficile pour un fils d’ouvrier comme moi. Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu’il y a des gens qui refusent de mourir? Avez-vous jamais entendu une femme crier: «Jamais!» au moment de mourir? Moi, oui. Et je me suis aperçu alors que je ne pouvais pas m’y habituer. J’étais jeune alors et mon dégoût croyait s’adresser à l’ordre même du monde. Depuis, je suis devenu plus modeste. Simplement, je ne suis toujours pas habitué à voir mourir. Je ne sais rien de plus. Mais après tout…»

Rieux se tut et se rassit. Il se sentait la bouche sèche.

«Après tout? dit doucement Tarrou.

– Après tout…, reprit le docteur, et il hésita encore, regardant Tarrou avec attention, c’est une chose qu’un homme comme vous peut comprendre, n’est-ce pas, mais puisque l’ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait.

– Oui, approuva Tarrou, je peux comprendre. Mais vos victoires seront toujours provisoires, voilà tout.»

Rieux parut s’assombrir.

«Toujours, je le sais. Ce n’est pas une raison pour cesser de lutter.

– Non, ce n’est pas une raison. Mais j’imagine alors ce que doit être cette peste pour vous.

– Oui, dit Rieux. Une interminable défaite.»

Tarrou fixa un moment le docteur, puis il se leva et marcha lourdement vers la porte. Et Rieux le suivit. Il le rejoignait déjà quand Tarrou, qui semblait regarder ses pieds, lui dit:

«Qui vous a appris tout cela, Docteur?»

La réponse vint immédiatement:

«La misère.»

Rieux ouvrit la porte de son bureau et, dans le couloir, dit à Tarrou qu’il descendait aussi, allant voir un de ses malades dans les faubourgs. Tarrou lui proposa de l’accompagner et le docteur accepta. Au bout du couloir, ils rencontrèrent Mme Rieux à qui le docteur présenta Tarrou. «Un ami, dit-il.

– Oh! fit Mme Rieux, je suis très contente de vous connaître.»

Quand elle partit, Tarrou se retourna encore sur elle. Sur le palier, le docteur essaya en vain de faire fonctionner la minuterie. Les escaliers restaient plongés dans la nuit. Le docteur se demandait si c’était l’effet d’une nouvelle mesure d’économie. Mais on ne pouvait pas savoir. Depuis quelque temps déjà, dans les maisons et dans la ville, tout se détraquait. C’était peutêtre simplement que les concierges, et nos concitoyens en général, ne prenaient plus soin de rien. Mais le docteur n’eut pas le temps de s’interroger plus avant, car la voix de Tarrou résonnait derrière lui.

«Encore un mot, Docteur, même s’il vous paraît ridicule: vous avez tout à fait raison.»

Rieux haussa les épaules pour lui-même, dans le noir.

«Je n’en sais rien, vraiment. Mais vous, qu’en savez-vous?

– Oh! dit l’autre sans s’émouvoir, j’ai peu de choses à apprendre.»

Le docteur s’arrêta et le pied de Tarrou, derrière lui, glissa sur une marche. Tarrou se rattrapa en prenant l’épaule de Rieux.

«Croyez-vous tout connaître de la vie?» demanda celui-ci.

La réponse vint dans le noir, portée par la même voix tranquille.

«Oui».

Quand ils débouchèrent dans la rue, ils comprirent qu’il était assez tard, onze heures peut-être. La ville était muette, peuplée seulement de frôlements. Très loin, le timbre d’une ambulance résonna. Ils montèrent dans la voiture et Rieux mit le moteur en marche.

«Il faudra, dit-il, que vous veniez demain à l’hôpital pour le vaccin préventif. Mais, pour en finir et avant d’entrer dans cette histoire, dites-vous que vous avez une chance sur trois d’en sortir.

– Ces évaluations n’ont pas de sens, Docteur, vous le savez comme moi. Il y a cent ans, une épidémie de peste a tué tous les habitants d’une ville de Perse, sauf précisément le laveur des morts qui n’avait jamais cessé d’exercer son métier.

– Il a gardé sa troisième chance, voilà tout, dit Rieux d’une voix soudain plus sourde. Mais il est vrai que nous avons encore tout à apprendre à ce sujet.»

Ils entraient maintenant dans les faubourgs. Les phares brillaient dans les rues désertes. Ils s’arrêtèrent. Devant l’auto, Rieux demanda à Tarrou s’il voulait entrer et l’autre dit que oui. Un reflet du ciel éclairait leurs visages. Rieux eut soudain un rire d’amitié:

«Allons, Tarrou, dit-il, qu’est-ce qui vous pousse à vous occuper de cela?

– Je ne sais pas. Ma morale peut-être.

– Et laquelle?

– La compréhension.»

Tarrou se tourna vers la maison et Rieux ne vit plus son visage jusqu’au moment où ils furent chez le vieil asthmatique.

* * *

[Les équipes animées par Tarrou se mettent aussitôt au travail. Grand, mû par sa générosité naturelle autant que par la reconnaissance qu’il voue au docteur, assure, sans renoncer à ses chères activités, le secrétariat du service.]

Quelquefois, le soir, quand le travail des fiches était terminé, Rieux parlait avec Grand. Ils avaient fini par mêler Tarrou à leur conversation et Grand se confiait avec un plaisir de plus en plus évident à ses deux compagnons. Ces derniers suivaient avec intérêt le travail patient que Grand continuait au milieu de la peste. Eux aussi, finalement, y trouvaient une sorte de détente.

«Comment va l’amazone?» demandait souvent Tarrou. Et Grand répondait invariablement: «Elle trotte, elle trotte», avec un sourire dificile. Un soir, Grand dit qu’il avait définitivement abandonné l’adjectif «élégante» pour son amazone et qu’il la qualifiait désormais de «svelte». «C’est plus concret», avait-il ajouté. Une autre fois, il lut à ses deux auditeurs la première phrase ainsi modifiée: «Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une superbe jument alezane, parcourait les allées fleuries du Bois de Boulogne.»

«N’est-ce pas, dit Grand, on la voit mieux et j’ai préféré: «Par une matinée de mai», parce que «mois de mai» allongeait un peu le trot.»

Il se montra ensuite fort préoccupé par l’adjectif «superbe». Cela ne parlait pas, selon lui, et il cherchait le terme qui photographierait d’un seul coup la fastueuse jument qu’il imaginait. «Grasse» n’allait pas, c’était concret, mais un peu péjoratif. «Reluisante» l’avait tenté un moment, mais le rythme ne s’y prêtait pas. Un soir, il annonça triomphalement qu’il avait trouvé: «Une noire jument alezane.» Le noir indiquait discrètement l’élégance, toujours selon lui.

«Ce n’est pas possible, dit Rieux.

– Et pourquoi?

– Alezane n’indique pas la race, mais la couleur.

– Quelle couleur?

– Eh bien, une couleur qui n’est pas le noir, en tout cas!»

Grand parut très affecté.

«Merci, disait-il, vous êtes là, heureusement. Mais vous voyez comme c’est difficile.

– Que penseriez-vous de «somptueuse»? dit Tarrou.

Grand le regarda. Il réfléchissait:

«Oui, dit-il, oui!»

Et un sourire lui venait peu à peu.

À quelque temps de là, il avoua que le mot «fleuries» l’embarrassait. Comme il n’avait jamais connu qu’Oran et Montélimar, il demandait quelquefois à ses amis des indications sur la façon dont les allées du Bois étaient fleuries. À proprement parler, elles n’avaient jamais donné l’impression de l’être à Rieux ou à Tarrou, mais la conviction de l’employé les ébranlait. Il s’étonnait de leur incertitude. «Il n’y a que les artistes qui sachent regarder.» Mais le docteur le trouva une fois dans une grande excitation. Il avait remplacé «fleuries» par «pleines de fleurs». Il se frottait les mains. «Enfin, on les voit, on les sent. Chapeau bas, Messieurs!» Il lut triomphalement la phrase: «Par une belle matinée de mai, une svelte amazone montée sur une somptueuse jument alezane parcourait les allées pleines de fleurs du Bois de Boulogne.» Mais, lus à haute voix, les trois génitifs qui terminaient la phrase résonnèrent fâcheusement et Grand bégaya un peu. Il s’assit, l’air accablé. Puis il demanda au docteur la permission de partir. Il avait besoin de réfléchir un peu.

C’est à cette époque, on l’apprit par la suite, qu’il donna au bureau des signes de distraction qui furent jugés regrettables à un moment où la mairie devait faire face, avec un personnel diminué, à des obligations écrasantes. Son service en souffrit et le chef de bureau le lui reprocha sévèrement en lui rappelant qu’il était payé pour accomplir un travail que, précisément, il n’accomplissait pas. «Il paraît, avait dit le chef de bureau, que vous faites du service volontaire dans les formations sanitaires, en dehors de votre travail. Ça ne me regarde pas. Mais ce qui me regarde, c’est votre travail. Et la première façon de vous rendre utile dans ces terribles circonstances, c’est de bien faire votre travail. Ou sinon, le reste ne sert à rien.»

«Il a raison, dit Grand à Rieux.

– Oui, il a raison, approuva le docteur.

– Mais je suis distrait et je ne sais pas comment sortir de la fin de ma phrase.»

Il avait pensé à supprimer «de Boulogne», estimant que tout le monde comprendrait. Mais alors la phrase avait l’air de rattacher à «fleurs» ce qui, en fait, se reliait à «allées». Il avait envisagé aussi la possibilité d’écrire: «Les allées du Bois pleines de fleurs.» Mais la situation de «Bois» entre un substantif et un qualificatif qu’il séparait arbitrairement lui était une épine dans la chair. Certains soirs, il est bien vrai qu’il avait l’air encore plus fatigué que Rieux.

Oui, il était fatigué par cette recherche qui l’absorbait tout entier, mais il n’en continuait pas moins à faire les additions et les statistiques dont avaient besoin les formations sanitaires. Patiemment, tous les soirs, il mettait des fiches au clair, il les accompagnait de courbes et il s’évertuait lentement à présenter des états aussi précis que possible. Assez souvent, il allait rejoindre Rieux dans l’un des hôpitaux et lui demandait une table dans quelque bureau ou infirmerie. Il s’y installait avec ses papiers, exactement comme il s’installait à sa table de la mairie, et dans l’air épaissi par les désinfectants et par la maladie elle-même, il agitait ses feuilles pour en faire sécher l’encre. Il essayait honnêtement alors de ne plus penser à son amazone et de faire seulement ce qu’il fallait.

Oui, s’il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu’ils appellent héros, et s’il faut absolument qu’il y en ait un dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule. Cela donnera à la vérité ce qui lui revient, à l’addition de deux et deux son total de quatre, et à l’héroïsme la place secondaire qui doit être la sienne, juste après, et jamais avant, l’exigence généreuse du bonheur […].

* * *

[Toute autre voie s’étant révélée impraticable, Rambert cherche un moyen clandestin de quitter la ville. Il erre de rendez-vous en rendez-vous, parcourant de mystérieuses filières, et échouant amèrement quand il croit toucher au but.

Il s’est confié à Rieux et à Tarrou. Leur présence exerce sur lui une influence tonique. Lorsque, au plus vif de ses déceptions, il leur fixe rendez-vous, ils se rendent avec sollicitude à son appel.]

Le soir, quand les deux hommes pénétrèrent dans la chambre de Rambert, celui-ci était étendu. Il se leva, emplit des verres qu’il avait préparés. Rieux, prenant le sien, lui demanda si c’était en bonne voie. Le journaliste dit qu’il avait fait à nouveau un tour complet, qu’il était arrivé au même point et qu’il aurait bientôt son dernier rendez-vous. Il but et ajouta:

«Naturellement, ils ne viendront pas.

– Il ne faut pas en faire un principe, dit Tarrou.

– Vous n’avez pas encore compris, répondit Rambert, en haussant les épaules.

– Quoi donc?

– La peste.

– Ah! fit Rieux.

– Non, vous n’avez pas compris que ça consiste à recommencer.»

Rambert alla dans un coin de sa chambre et ouvrit un petit phonographe.

«Quel est ce disque? demanda Tarrou. Je le connais.»

Rambert répondit que c’était Saint James Infirmary.

Au milieu du disque, on entendit deux coups de feu claquer au loin.

«Un chien ou une évasion», dit Tarrou.

Un moment après, le disque s’acheva et l’appel d’une ambulance se précisa, grandit, passa sous les fenêtres de la chambre d’hôtel, diminua, puis s’éteignit enfin.

«Ce disque n’est pas drôle, dit Rambert. Et puis cela fait bien dix fois que je l’entends aujourd’hui.

– Vous l’aimez tant que cela?

– Non, mais je n’ai que celui-là.»

Et après un moment:

«Je vous dis que ça consiste à recommencer.»

Il demanda à Rieux comment marchaient les formations. Il y avait cinq équipes au travail. On espérait en former d’autres. Le journaliste s’était assis sur son lit et paraissait préoccupé par ses ongles. Rieux examinait sa silhouette courte et puissante, ramassée sur le bord du lit. Il s’aperçut tout d’un coup que Rambert le regardait.

«Vous savez, Docteur, dit-il, j’ai beaucoup pensé à votre organisation. Si je ne suis pas avec vous, c’est que j’ai mes raisons. Pour le reste, je crois que je saurais encore payer de ma personne, j’ai fait la guerre d’Espagne.

– De quel côté? demanda Tarrou.

– Du côté des vaincus. Mais depuis, j’ai un peu réfléchi.

– À quoi? fit Tarrou.

– Au courage. Maintenant je sais que l’homme est capable de grandes actions. Mais s’il n’est pas capable d’un grand sentiment, il ne m’intéresse pas.

– On a l’impression qu’il est capable de tout, dit Tarrou.

– Mais non, il est incapable de souffrir ou d’être heureux longtemps. Il n’est donc capable de rien qui vaille.»

Il les regardait, et puis:

«Voyons, Tarrou, êtes-vous capable de mourir pour un amour?

– Je ne sais pas, mais il me semble que non, maintenant.

– Voilà. Et vous êtes capable de mourir pour une idée, ce’st visible à lœ’il nu. Eh bien, moi, je’n ai assez des gens qui meurent pour une idée. Je ne crois pas à l’héroïsme, je sais que c’est facile et j’ai appris que c’était meurtrier. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on vive et qu’on meure de ce qu’on aime.»

Rieux avait écouté le journaliste avec attention. Sans cesser de le regarder, il dit avec douceur:

«L’homme n’est pas une idée, Rambert.»

L’autre sautait de son lit, le visage enflammé de passion.

«C’est une idée, et une idée courte, à partir du moment où il se détourne de l’amour. Et justement, nous ne sommes plus capables d’amour. Résignons-nous, Docteur. Attendons de le devenir et si vraiment ce n’est pas possible, attendons la délivrance générale sans jouer au héros. Moi, je ne vais pas plus loin.»

Rieux se leva, avec un air de soudaine lassitude.

«Vous avez raison, Rambert, tout à fait raison, et pour rien au monde je ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, qui me paraît juste et bon. Mais il faut cependant que je vous le dise: il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté.

– Qu’est-ce que l’honnêteté? dit Rambert, d’un air soudain sérieux.

– Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier.

– Ah! dit Rambert, avec rage, je ne sais pas quel est mon métier. Peut-être en effet suis-je dans mon tort en choisissant l’amour.»

Rieux lui fit face:

«Non, dit-il avec force, vous n’êtes pas dans votre tort.»

Rambert les regardait pensivement.

«Vous deux, je suppose que vous n’avez rien à perdre dans tout cela. C’est plus facile d’être du bon côté.»

Rieux vida son verre.

«Allons, dit-il, nous avons à faire.»

Il sortit.

Tarrou le suivit, mais parut se raviser au moment de sortir, se retourna vers le journaliste et lui dit:

«Savez-vous que la femme de Rieux se trouve dans une maison de santé à quelques centaines de kilomètres d’ici?»

Rambert eut un geste de surprise, mais Tarrou était déjà parti.

À la première heure, le lendemain, Rambert téléphonait au docteur:

«Accepteriez-vous que je travaille avec vous jusqu’à ce que j’aie trouvé le moyen de quitter la ville?»

Il y eut un silence au bout du fil, et puis:

«Oui, Rambert. Je vous remercie.»

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