Книга: Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке
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Дальше: Résumé Cronologique. De la Vie D’Albert Camus (1913–1960)

V

[La guérison inattendue de Grand semble être pour la peste un signal de retraite. En janvier, les statistiques de décès commencent à baisser. Bientôt le recul se confirme et s’accélère: le 25, les autorités peuvent considérer l’épidémie comme terminée et annoncer l’ouverture des portes pour une date prochaine.

Dès les prémices de la Libération, l’allégresse renaît dans les cœurs. C’est à ce moment que Tarrou est atteint par un des derniers soubresauts du mal. La mère de Rieux propose de le garder à la maison sans tenir compte des règlements. Le docteur, d’abord, hésite.]

Quand il revint dans la chambre, Tarrou vit qu’il tenait les énormes ampoules de sérum.

«Ah, c’est cela, dit-il.

– Non, mais c’est une précaution.»

Tarrou tendit son bras pour toute réponse et il subit l’interminable injection qu’il avait lui-même pratiquée sur d’autres malades.

«Nous verrons ce soir, dit Rieux, et il regarda Tarrou en face.

– Et l’isolement, Rieux?

– Il n’est pas du tout sûr que vous ayez la peste.» Tarrou sourit avec effort.

«C’est la première fois que je vois injecter un sérum sans ordonner en même temps l’isolement.»

Rieux se détourna.

«Ma mère et moi, nous vous soignerons. Vous serez mieux ici.»

Tarrou se tut et le docteur, qui rangeait les ampoules, attendit qu’il parlât pour se retourner. À la fin, il se dirigea vers le lit. Le malade le regardait. Son visage était fatigué, mais ses yeux gris étaient calmes. Rieux lui sourit.

«Dormez si vous le pouvez. Je reviendrai tout à l’heure.»

Arrivé à la porte, il entendit la voix de Tarrou qui l’appelait. Il retourna vers lui.

Mais Tarrou semblait se débattre contre l’expression même de ce qu’il avait à dire:

«Rieux, articula-t-il enfin, il faudra tout me dire, j’en ai besoin.

– Je vous le promets.»

L’autre tordit un peu son visage massif dans un sourire.

«Merci. Je n’ai pas envie de mourir et je lutterai. Mais si la partie est perdue, je veux faire une bonne fin.»

Rieux se baissa et lui serra l’épaule.

«Non, dit-il. Pour devenir un saint, il faut vivre.

Luttez.»

Dans la journée, le froid qui avait été vif diminua un peu, mais pour faire place, l’après-midi, à de violentes averses de pluie et de grêle. Au crépuscule, le ciel se découvrit un peu et le froid se fit plus pénétrant. Rieux revint chez lui dans la soirée. Sans quitter son pardessus, il entra dans la chambre de son ami. Sa mère tricotait. Tarrou semblait n’avoir pas bougé de place, mais ses lèvres, blanchies par la fièvre, disaient la lutte qu’il était en train de soutenir.

«Alors?» dit le docteur.

Tarrou haussa un peu, hors du lit, ses épaules épaisses.

«Alors, dit-il, je perds la partie.»

Le docteur se pencha sur lui. Des ganglions s’étaient noués sous la peau brûlante, sa poitrine semblait retentir de tous les bruits d’une forge souterraine. Tarrou présentait curieusement les deux séries de symptômes. Rieux dit en se relevant que le sérum n’avait pas encore eu le temps de donner tout son effet. Mais un flot de fièvre qui vint rouler dans sa gorge noya les quelques mots que Tarrou essaya de prononcer.

Après dîner, Rieux et sa mère vinrent s’installer près du malade. La nuit commençait pour lui dans la lutte et Rieux savait que ce dur combat avec l’ange de la peste devait durer jusqu’à l’aube. Les épaules solides et la large poitrine de Tarrou n’étaient pas ses meilleures armes, mais plutôt ce sang que Rieux avait fait jaillir tout à l’heure sous son aiguille, et, dans ce sang, ce qui était plus intérieur que l’âme et qu’aucune science ne pouvait mettre à jour. Et lui devait seulement regarder lutter son ami. Ce qu’il allait faire, les abcès qu’il devait favoriser, les toniques qu’il fallait inoculer, plusieurs mois d’échecs répétés lui avaient appris à en apprécier l’eficacité. Sa seule tâche, en vérité, était de donner des occasions à ce hasard qui trop souvent ne se dérange que provoqué. Et il fallait que le hasard se dérangeât. Car Rieux se trouvait devant un visage de la peste qui le déconcertait. Une fois de plus, elle s’appliquait à dérouter les stratégies dressées contre elle, elle apparaissait aux lieux où on ne l’attendait pas pour disparaître de ceux où elle semblait déjà installée. Une fois de plus, elle s’appliquait à étonner.

Tarrou luttait, immobile. Pas une seule fois, au cours de la nuit, il n’opposa l’agitation aux assauts du mal, combattant seulement de toute son épaisseur et de tout son silence. Mais pas une seule fois, non plus, il ne parla, avouant ainsi, à sa manière, que la distraction ne lui était plus possible. Rieux suivait seulement les phases du combat aux yeux de son ami, tour à tour ouverts ou fermés, les paupières plus serrées contre le globe de l’œil ou, au contraire, distendues, le regard fixé sur un objet ou ramené sur le docteur et sa mère. Chaque fois que le docteur rencontrait ce regard, Tarrou souriait, dans un grand effort.

À un moment, on entendit des pas précipités dans la rue. Ils semblaient s’enfuir devant un grondement lointain qui se rapprocha peu à peu et finit par remplir la rue de son ruissellement: la pluie reprenait, bientôt mêlée d’une grêle qui claquait sur les trottoirs. Les grandes tentures ondulèrent devant les fenêtres. Dans l’ombre de la pièce, Rieux, un instant distrait par la pluie, contemplait à nouveau Tarrou, éclairé par une lampe de chevet. Sa mère tricotait, levant de temps en temps la tête pour regarder attentivement le malade. Le docteur avait fait maintenant tout ce qu’il y avait à faire. Après la pluie, le silence s’épaissit dans la chambre, pleine seulement du tumulte muet d’une guerre invisible. Crispé par l’insomnie, le docteur imaginait entendre, aux limites du silence, le sifflement doux et régulier qui l’avait accompagné pendant toute l’épidémie. Il fit un signe à sa mère pour l’engager à se coucher. Elle refusa de la tête, et ses yeux s’éclairèrent, puis elle examina soigneusement, au bout de ses aiguilles, une maille dont elle n’était pas sûre. Rieux se leva pour faire boire le malade, et revint s’asseoir.

Des passants, profitant de l’accalmie, marchaient rapidement sur le trottoir. Leurs pas décroissaient et s’éloignaient. Le docteur, pour la première fois, reconnut que cette nuit, pleine de promeneurs tardifs et privée des timbres d’ambulances, était semblable à celles d’autrefois. C’était une nuit délivrée de la peste. Et il semblait que la maladie chassée par le froid, les lumières et la foule, se fût échappée des profondeurs obscures de la ville et réfugiée dans cette chambre chaude pour donner son ultime assaut au corps inerte de Tarrou. Le fléau ne brassait plus le ciel de la ville. Mais il sifflait doucement dans l’air lourd de la chambre. C’était lui que Rieux entendait depuis des heures. Il fallait attendre que là aussi il s’arrêta, que là aussi la peste se déclarât vaincue.

Peu avant l’aube, Rieux se pencha vers sa mère:

«Tu devrais te coucher pour pouvoir me relayer à huit heures. Fais des instillations avant de te coucher.»

Mme Rieux se leva, rangea son tricot et s’avança vers le lit. Tarrou, depuis quelque temps déjà, tenait ses yeux fermés. La sueur bouclait ses cheveux sur le front dur. Mme Rieux soupira et le malade ouvrit les yeux. Il vit le visage doux penché vers lui et, sous les ondes mobiles de la fièvre, le sourire tenace reparut encore. Mais les yeux se fermèrent aussitôt. Resté seul, Rieux s’installa dans le fauteuil que venait de quitter sa mère. La rue était muette et le silence maintenant complet. Le froid du matin commençait à se faire sentir dans la pièce.

Le docteur s’assoupit, mais la première voiture de l’aube le tira de sa somnolence. Il frissonna et, regardant Tarrou, il comprit qu’une pause avait eu lieu et que le malade dormait aussi. Les roues de bois et de fer de la voiture à cheval roulaient encore dans l’éloignement. À la fenêtre, le jour était encore noir. Quand le docteur avança vers le lit, Tarrou le regardait de ses yeux sans expression, comme s’il se trouvait du côté du sommeil.

«Vous avez dormi, n’est-ce pas? demanda Rieux.

– Oui.

– Respirez-vous mieux?

– Un peu. Cela veut-il dire quelque chose?»

Rieux se tut et, au bout d’un moment:

«Non, Tarrou, cela ne veut rien dire. Vous connaissez comme moi la rémission matinale.»

Tarrou approuva.

«Merci, dit-il. Répondez-moi toujours exactement.»

Rieux s’était assis au pied du lit. Il sentait près de lui les jambes du malade, longues et dures comme des membres de gisant. Tarrou respirait plus fortement.

«La fièvre va reprendre, n’est-ce pas, Rieux? dit-il d’une voix essoufflée.

– Oui, mais à midi, nous serons fixés.»

Tarrou ferma les yeux, semblant recueillir ses forces. Une expression de lassitude se lisait sur ses traits. Il attendait la montée de la fièvre qui remuait déjà quelque part, au fond de lui. Quand il ouvrit les yeux, son regard était terni. Il ne s’éclaircit qu’en apercevant Rieux penché près de lui.

«Buvez», disait celui-ci.

L’autre but et laissa retomber sa tête.

«C’est long», dit-il.

Rieux lui prit le bras, mais Tarrou, le regard détourné, ne réagissait plus. Et soudain, la fièvre reflua visiblement jusqu’à son front comme si elle avait crevé quelque digue intérieure. Quand le regard de Tarrou revint vers le docteur, celui-ci l’encourageait de son visage tendu. Le sourire que Tarrou essaya encore de former ne put passer au-delà des maxillaires serrés et des lèvres cimentées par une écume blanchâtre. Mais, dans la face durcie, les yeux brillèrent encore de tout l’éclat du courage.

À sept heures, Mme Rieux entra dans la pièce. Le docteur regagna son bureau pour téléphoner à l’hôpital et pourvoir à son remplacement. Il décida aussi de remettre ses consultations, s’étendit un moment sur le divan de son cabinet, mais se leva presque aussitôt et revint dans la chambre. Tarrou avait la tête tournée vers Mme Rieux. Il regardait la petite ombre tassée près de lui, sur une chaise, les mains jointes sur les cuisses. Et il la contemplait avec tant d’intensité que Mme Rieux mit un doigt sur ses lèvres et se leva pour éteindre la lampe de chevet. Mais derrière les rideaux, le jour filtrait rapidement et, peu après, quand les traits du malade émergèrent de l'obscurité, Mme Rieux put voir qu’il la regardait toujours. Elle se pencha vers lui, redressa son traversin et, en se relevant, posa un instant sa main sur les cheveux mouillés et tordus. Elle entendit alors une voix assourdie, venue de loin, lui dire merci et que maintenant tout était bien. Quand elle fut assise à nouveau, Tarrou avait fermé les yeux et son visage épuisé, malgré la bouche scellée, semblait sourire à nouveau.

À midi, la fièvre était à son sommet. Une sorte de toux viscérale secouait le corps du malade qui commença seulement à cracher du sang. Les ganglions avaient cessé d’enfler. Ils étaient toujours là, durs comme des écrous, vissés dans le creux des articulations, et Rieux jugea impossible de les ouvrir. Dans les intervalles de la fièvre et de la toux, Tarrou de loin en loin regardait encore ses amis. Mais, bientôt, ses yeux s’ouvrirent de moins en moins souvent, et la lumière qui venait alors éclairer sa face dévastée se fit plus pâle à chaque fois. L’orage qui secouait ce corps de soubresauts convulsifs l’illuminait d’éclairs de plus en plus rares et Tarrou dérivait lentement au fond de cette tempête. Rieux n’avait plus devant lui qu’un masque désormais inerte où le sourire avait disparu. Cette forme humaine qui lui avait été si proche, percée maintenant de coups d’épieu, brûlée par un mal surhumain, tordue par tous les vents haineux du ciel, s’immergeait à ses yeux dans les eaux de la peste et il ne pouvait rien contre ce naufrage. Il devait rester sur le rivage, les mains vides et le cœur tordu, sans armes et sans recours une fois de plus contre ce désastre. Et à la fin, ce furent bien les larmes de l’impuissance qui empêchèrent Rieux de voir Tarrou se retourner brusquement contre le mur, et expirer dans une plainte creuse, comme si, quelque part en lui, une corde essentielle s’était rompue.

La nuit qui suivit ne fut pas celle de la lutte, mais celle du silence. Dans cette chambre retranchée du monde, au-dessus de ce corps mort maintenant habillé, Rieux sentit planer le calme surprenant qui, bien des nuits auparavant, sur les terrasses au-dessus de la peste, avait suivi l’attaque des portes. Déjà, à cette époque, il avait pensé à ce silence qui s’élevait des lits où il avait laissé mourir des hommes. C’était partout la même pause, le même intervalle solennel, toujours le même apaisement qui suivait les combats, c’était le silence de la défaite. Mais pour celui qui enveloppait maintenant son ami, il était si compact, il s’accordait si étroitement au silence des rues et de la ville libérée de la peste, que Rieux sentait bien qu’il s’agissait cette fois de la défaite définitive, celle qui termine les guerres et fait de la paix elle-même une souffrance sans guérison. Le docteur ne savait pas si, pour finir, Tarrou avait retrouvé la paix, mais, dans ce moment tout au moins, il croyait savoir qu’il n’y aurait jamais plus de paix possible pour lui-même, pas plus qu’il n’y a d’armistice pour la mère amputée de son fils ou pour l’homme qui ensevelit son ami.

[À peine la défaite de l’amitié est-elle consommée que survient la défaite de l’amour. Au lendemain de la mort de Tarrou, Rieux apprend la mort de sa femme.]

* * *

[Un jour de février ensoleillé et glacial, les portes de la ville s’ouvrent. La foule en liesse se répand dans les rues.]

Mais cette banale exubérance ne disait pas tout et ceux qui remplissaient les rues à la fin de l’après-midi, aux côtés de Rambert, déguisaient souvent, sous une attitude placide, des bonheurs plus délicats. Bien des couples et bien des familles, en effet, n’avaient pas d’autre apparence que celle de promeneurs pacifiques. En réalité, la plupart effectuaient des pèlerinages délicieux aux lieux où ils avaient souffert. Il s’agissait de montrer aux nouveaux venus les signes éclatants ou cachés de la peste, les vestiges de son histoire. Dans quelques cas, on se contentait de jouer au guide, à celui qui a vu beaucoup de choses, au contemporain de la peste, et on parlait du danger sans évoquer la peur. Ces plaisirs étaient inoffensifs. Mais, dans d’autres cas, il s’agissait d’itinéraires plus frémissants où un amant, abandonné à la douce angoisse du souvenir, pouvait dire à sa compagne: «En ce lieu, à cette époque, je t’ai désirée et tu n’étais pas là.» Ces touristes de la passion pouvaient alors se reconnaître: ils formaient des îlots de chuchotements et de confidences au milieu du tumulte où ils cheminaient. Mieux que les orchestres aux carrefours, c’étaient eux qui annonçaient la vraie délivrance. Car ces couples ravis, étroitement ajustés et avares de paroles, affirmaient au milieu du tumulte, avec tout le triomphe et l’injustice du bonheur, que la peste était finie et que la terreur avait fait son temps. Ils niaient tranquillement, contre toute évidence, que nous ayons jamais connu ce monde insensé où le meurtre d’un homme était aussi quotidien que celui des mouches, cette sauvagerie bien définie, ce délire calculé, cet emprisonnement qui apportait avec lui une affreuse liberté à l’égard de tout ce qui n’était pas le présent, cette odeur de mort qui stupéfiait tous ceux qu’elle ne tuait pas, ils niaient enfin que nous ayons été ce peuple abasourdi dont tous les jours une partie, entassée dans la gueule d’un four, s’évaporait en fumées grasses, pendant que l’autre, chargée des chaînes de l’impuissance et de la peur, attendait son tour.

C’était là, en tout cas, ce qui éclatait aux yeux du docteur Rieux qui, cherchant à gagner les faubourgs, cheminait seul, à la fin de l’après-midi, au milieu des cloches, du canon, des musiques, des cris assourdissants. Son métier continuait, il n’y a pas de congé pour les malades. Dans la belle lumière fine qui descendait sur la ville, s’élevaient les anciennes odeurs de viande grillée et d’alcool anisé. Autour de lui des faces hilares se renversaient contre le ciel. Des hommes et des femmes s’agrippaient les uns aux autres, le visage enflammé, avec tout l’énervement et le cri du désir. Oui, la peste était finie avec la terreur, et ces bras qui se nouaient disaient en effet qu’elle avait été exil et séparation au sens profond du terme.

Pour la première fois, Rieux pouvait donner un nom à cet air de famille qu’il avait lu, pendant des mois, sur tous les visages des passants. Il lui suffisait maintenant de regarder autour de lui. Arrivés à la fin de la peste, avec la misère et les privations, tous ces hommes avaient fini par prendre le costume du rôle qu’ils jouaient déjà depuis longtemps, celui d’émigrants dont le visage d’abord, les habits maintenant, disaient l’absence et la patrie lointaine. À partir du moment où la peste avait fermé les portes de la ville, ils n’avaient plus vécu que dans la séparation, ils avaient été retranchés de cette chaleur humaine qui fait tout oublier. À des degrés divers, dans tous les coins de la ville, ces hommes et femmes avaient aspiré à une réunion qui n’était pas, pour tous, de la même nature, mais qui, pour tous, était également impossible. La plupart avaient crié de toutes leurs forces vers un absent, la chaleur d’un corps, la tendresse ou l’habitude. Quelques-uns, souvent sans le savoir, souffraient d’être placés hors de l’amitié des hommes, de n’être plus à même de les rejoindre par les moyens ordinaires de l’amitié qui sont les lettres, les trains et les bateaux. D’autres, plus rares, comme Tarrou peut-être, avaient désiré la réunion avec quelque chose qu’ils ne pouvaient pas définir, mais qui leur paraissait le seul bien désirable. Et faute d’un autre nom, ils l’appelaient quelquefois la paix.

Rieux marchait toujours. À mesure qu’il avançait, la foule grossissait autour de lui, le vacarme s’enflait et il lui semblait que les faubourgs qu’il voulait atteindre reculaient d’autant. Peu à peu, il se fondait dans ce grand corps hurlant dont il comprenait de mieux en mieux le cri qui, pour une part au moins, était son cri. Oui, tous avaient souffert ensemble, autant dans leur chair que dans leur âme, d’une vacance difficile, d’un exil sans remède et d’une soif jamais contentée. Parmi ces amoncellements de morts, les timbres des ambulances, les avertissements de ce qu’il est convenu d’appeler le destin, le piétinement obstiné de la peur et la terrible révolte de leur cœur, une grande rumeur n’avait cessé de courir et d’alerter ces êtres épouvantés, leur disant qu’il fallait retrouver leur vraie patrie. Pour eux tous, la vraie patrie se trouvait au-delà des murs de cette ville étouffée. Elle était dans ces broussailles odorantes sur les collines, dans la mer, les pays libres et le poids de l’amour. Et c’était vers elle, c’était vers le bonheur, qu’ils voulaient revenir, se détournant du reste avec dégoût.

Quant au sens que pouvait avoir cet exil et ce désir de réunion, Rieux n’en savait rien. Marchant toujours, pressé de toutes parts, interpellé, il arrivait peu à peu dans des rues moins encombrées et pensait qu’il n’est pas important que ces choses aient un sens ou non, mais qu’il faut voir seulement ce qui est répondu à l’espoir des hommes.

Lui savait désormais ce qui était répondu et il l’apercevait mieux dans les premières rues des faubourgs, presque désertes. Ceux qui, s’en tenant au peu qu’ils étaient, avaient désiré seulement retourner dans la maison de leur amour, étaient quelquefois récompensés. Certes, quelques-uns d’entre eux continuaient de marcher dans la ville, solitaires, privés de l’être qu’ils attendaient. Heureux encore ceux qui n’avaient pas été deux fois séparés comme certains qui, avant l’épidémie, n’avaient pu construire, du premier coup, leur amour, et qui avaient aveuglément poursuivi, pendant des années, le difficile accord qui finit par sceller l’un à l’autre des amants ennemis. Ceux-là avaient eu comme Rieux lui-même, la légèreté de compter sur le temps: ils étaient séparés pour jamais. Mais d’autres, comme Rambert, que le docteur avait quitté le matin même en lui disant: «Courage, c’est maintenant qu’il faut avoir raison», avaient retrouvé sans hésiter l’absent qu’ils avaient cru perdu. Pour quelque temps au moins, ils seraient heureux. Ils savaient maintenant que s’il est une chose que l’on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c’est la tendresse humaine.

Pour tous ceux, au contraire, qui s’étaient adressés pardessus l’homme à quelque chose qu’ils n’imaginaient même pas, il n’y avait pas eu de réponse. Tarrou avait semblé rejoindre cette paix difficile dont il avait parlé, mais il ne l’avait trouvée que dans la mort, à l’heure où elle ne pouvait lui servir de rien. Si d’autres, au contraire, que Rieux apercevait sur les seuils des maisons, dans la lumière déclinante, enlacés de toutes leurs forces et se regardant avec emportement, avaient obtenu ce qu’ils voulaient, c’est qu’ils avaient demandé la seule chose qui dépendît d’eux. Et Rieux, au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, pensait qu’il était juste que, de temps en temps au moins, la joie vînt récompenser ceux qui se suffisent de l’homme et de son pauvre et terrible amour.

* * *

[Cottard a, jusqu’ici, bénéficié des événements: l’état de peste ralentissait l’enquête ouverte sur une louche affaire dans laquelle il avait trempé et lui permettait de réaliser de substantiels profits au «marché noir».

Le retour à une situation normale sera catastrophique pour sa sécurité et sa prospérité. Le jour de la Libération, l’enthousiasme populaire excite en lui une crise de folie furieuse.]

Quand il fut sorti des grandes rues bruyantes de la fête et au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, le docteur Rieux, en effet, fut arrêté par un barrage d’agents. Il ne s’y attendait pas. Les rumeurs lointaines de la fête faisaient paraître le quartier silencieux et il l’imaginait aussi désert que muet. Il sortit sa carte.

«Impossible, Docteur, dit l’agent. Il y a un fou qui tire sur la foule. Mais restez là, vous pourrez être utile.»

À ce moment, Rieux vit Grand qui venait vers lui. Grand ne savait rien non plus. On l’empêchait de passer et il avait appris que des coups de feu partaient de sa maison. De loin, on voyait en effet la façade, dorée par la dernière lumière d’un soleil sans chaleur. Autour d’elle, se découpait un grand espace vide qui allait jusqu’au trottoir d’en face. Au milieu de la chaussée, on apercevait distinctement un chapeau et un bout d’étoffe sale. Rieux et Grand pouvaient voir très loin, de l’autre côté de la rue, un cordon d’agents, parallèle à celui qui les empêchait d’avancer, et derrière lequel quelques habitants du quartier passaient et repassaient rapidement. En regardant bien, ils aperçurent aussi des agents, le revolver au poing, tapis dans les portes des immeubles qui faisaient face à la maison. Tous les volets de celle-ci étaient fermés. Au second cependant, un des volets semblait à demi décroché. Le silence était complet dans la rue. On entendait seulement des bribes de musique qui arrivaient du centre de la ville.

À un moment, d’un des immeubles en face de la maison, deux coups de revolver claquèrent et des éclats sautèrent du volet démantibulé. Puis, ce fut de nouveau le silence. De loin, et après le tumulte de la journée, cela paraissait un peu irréel à Rieux.

«C’est la fenêtre de Cottard, dit tout d’un coup Grand, très agité. Mais Cottard a pourtant disparu.

– Pourquoi tire-t-on? demanda Rieux à l’agent.

– On est en train de l’amuser. On attend un car avec le matériel nécessaire, parce qu’il tire sur ceux qui essaient d’entrer par la porte de l’immeuble. Il y a eu un agent d’atteint.

– Pourquoi a-t-il tiré?

– On ne sait pas. Les gens s’amusaient dans la rue. Au premier coup de revolver, ils n’ont pas compris. Au deuxième, il y a eu des cris, un blessé, et tout le monde s’est enfui. Un fou, quoi!»

Dans le silence revenu, les minutes paraissaient se traîner. Soudain, de l’autre côté de la rue, ils virent déboucher un chien, le premier que Rieux voyait depuis longtemps, un épagneul sale que ses maîtres avaient dû cacher jusque-là, et qui trottait le long des murs. Arrivé près de la porte, il hésita, s’assit sur son arrièretrain et se renversa pour dévorer ses puces. Plusieurs coups de sifflet venus des agents l’appelèrent. Il dressa la tête, puis se décida à traverser lentement la chaussée pour aller flairer le chapeau. Au même moment, un coup de revolver partit du second et le chien se retourna comme une crêpe, agitant violemment ses pattes pour se renverser enfin sur le flanc, secoué par de longs soubresauts. En réponse, cinq ou six détonations, venues des portes en face, émiettèrent encore le volet. Le silence retomba. Le soleil avait tourné un peu et l’ombre commençait à approcher de la fenêtre de Cottard. Des freins gémirent doucement dans la rue derrière le docteur.

«Les voilà», dit l’agent.

Des policiers débouchèrent dans leur dos, portant des cordes, une échelle et deux paquets oblongs enveloppés de toile huilée. Ils s’engagèrent dans une rue qui contournait le pâté de maisons, à l’opposé de l’immeuble de Grand. Un moment après, on devina plutôt qu’on ne vit une certaine agitation dans les portes de ces maisons. Puis on attendit. Le chien ne bougeait plus, mais il baignait à présent dans une flaque sombre.

Tout d’un coup, parti des fenêtres des maisons occupées par les agents, un tir de mitraillette se déclencha. Tout au long du tir, le volet qu’on visait encore s’effeuilla littéralement et laissa découverte une surface noire où Rieux et Grand, de leur place, ne pouvaient rien distinguer. Quand le tir s’arrêta, une deuxième mitraillette crépita d’un autre angle, une maison plus loin. Les balles entraient sans doute dans le carré de la fenêtre, puisque l’une d’elles fit sauter un éclat de brique. À la même seconde, trois agents traversèrent en courant la chaussée et s’engouffrèrent dans la porte d’entrée. Presque aussitôt, trois autres s’y précipitèrent et le tir de la mitraillette cessa. On attendit encore. Deux détonations lointaines retentirent dans l’immeuble. Puis une rumeur s’enfla et on vit sortir de la maison, porté plutôt que traîné, un petit homme en bras de chemise qui criait sans discontinuer. Comme par miracle, tous les volets clos de la rue s’ouvrirent et les fenêtres se garnirent de curieux, tandis qu’une foule de gens sortait des maisons et se pressait derrière les barrages. Un moment, on vit le petit homme au milieu de la chaussée, les pieds enfin au sol, les bras tenus en arrière par les agents. Il criait. Un agent s’approcha de lui et le frappa deux fois, de toute la force de ses poings, posément, avec une sorte d’application.

«C’est Cottard, balbutiait Grand. Il est devenu fou.»

Cottard était tombé. On vit encore l’agent lancer son pied à toute volée dans le tas qui gisait à terre. Puis un groupe confus s’agita et se dirigea vers le docteur et son vieil ami.

«Circulez!» dit l’agent.

Rieux détourna les yeux quand le groupe passa devant lui.

Grand et le docteur partirent dans le crépuscule finissant. Comme si l’événement avait secoué la torpeur où s’endormait le quartier, ces rues écartées s’emplissaient à nouveau du bourdonnement d’une foule en liesse. Au pied de la maison, Grand dit au revoir au docteur. Il allait travailler. Mais au moment de monter, il lui dit qu’il avait écrit à Jeanne et que, maintenant, il était content. Et puis, il avait recommencé sa phrase: «J’ai supprimé, dit-il, tous les adjectifs.»

Et avec un sourire malin, il enleva son chapeau dans un salut cérémonieux. Mais Rieux pensait à Cottard et le bruit sourd des poings qui écrasaient le visage de ce dernier le poursuivait pendant qu’il se dirigeait vers la maison du vieil asthmatique. Peut-être était-il plus dur de penser à un homme coupable qu’à un homme mort.

[Arrivé chez le vieil asthmatique, le docteur, songeant au soir de novembre qui avait scellé son amitié avec Tarrou, monte à nouveau sur la terrasse. L’obscurité est maintenant tombée.]

Le grand ciel froid scintillait au-dessus des maisons et, près des collines, les étoiles durcissaient comme des silex. Cette nuit n’était pas si différente de celle où Tarrou et lui étaient venus sur cette terrasse pour oublier la peste. Mais, aujourd’hui, la mer était plus bruyante qu’alors, au pied des falaises. L’air était immobile et léger, délesté des souffles salés qu’apportait le vent tiède de l’automne. La rumeur de la ville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit de vague. Mais cette nuit était celle de la délivrance, et non de la révolte. Au loin, un noir rougeoiement indiquait l’emplacement des boulevards et des places illuminés. Dans la nuit maintenant libérée, le désir devenait sans entraves et c’était son grondement qui parvenait jusqu’à Rieux.

Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c’était leur force et leur innocence et c’est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu’il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins.

Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

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