Книга: L'oiseau bleu: Féerie en six actes et douze tableaux / Синяя птица. Книга для чтения на французском языке
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Neuvième tableau

Les jardins des Bonheurs

Quand s’ouvre le rideau, on découvre, prise sur les premiers plans des jardins, une sorte de salle formée de hautes colonnes de marbre entre lesquelles, masquant tout le fond, sont tendues de lourdes draperies de pourpre que soutiennent des cordages d’or. Architecture rappelant les moments les plus sensuels et les plus somptueux de la Renaissance (vénitienne ou flamande, Véronèse et Rubens). Guirlandes, cornes d’abondance, torsades, vases, statues, dorures prodigués de toutes parts. – Au milieu, massive et féerique table de jaspe et de vermeil, encombrée de flambeaux, de cristaux, de vaisselle d’or et d’argent et surchargée de mets fabuleux. – Autour de la table, mangent, boivent, hurlent, chantent, s’agitent, se vautrent ou s’endorment parmi les venaisons, les fruits miraculeux, les aiguières et les amphores renversées, les plus gros Bonheurs de la terre. Ils sont énormes, invraisemblablement obèses et rubiconds, couverts de velours et de brocarts, couronnés d’or, de perles et de pier-reries. De belles esclaves apportent sans cesse des plats empanachés et des breuvages écumiants. – Musique vulgaire, hilare et brutale où dominent les cuivres. – Une lumière lourde et rouge baigne la scène.

[Tyltyl, Mytyl, le Chien, le Pain et le Sucre, d’abord assez intimidés, se pressent, à droite, au premier plan, autour de la Lumière. La Chatte, sans rien dire, se dirige vers le fond, également à droite, soulève un rideau sombre et disparaît.]

TYLTYL. Qu’est-ce que ces gros messieurs qui s’amusent et mangent tant de bonnes choses?

LA LUMIÈRE. Ce sont les plus gros Bonheurs de la Terre, ceux qu’on peut voir à l’œil nu. Il est possible, bien qu’assez peu probable, que l’Oiseau Bleu se soit un instant égaré parmi eux. C’est pourquoi ne tourne pas encore le Diamant. Nous allons, pour la forme, explorer tout d’abord cette partie de la salle.

TYLTYL. Est-ce qu’on peut s’approcher?

LA LUMIÈRE. Certainement. Ils ne sont pas méchants, bien que vulgaires et, d’habitude, assez mal élevés.

MYTYL. Qu’ils ont de beaux gâteaux!…

LE CHIEN. Et du gibier! et des saucisses! et des gigots d’agneau et du foie de veau!… [Proclamant.] Rien au monde n’est meilleur, rien n’est plus beau et rien ne vaut le foie de veau!…

LE PAIN. Excepté les Pains-de-quatre-livres pétris de fine fleur de froment! Ils en ont d’admirables!… Qu’ils sont beaux! qu’ils sont beaux!… Ils sont plus gros que moi!…

LE SUCRE. Pardon, pardon, mille pardons… Permettez, permettez… Je ne voudrais froisser personne; mais n’oubliez-vous pas les Sucreries qui sont a gloire de cette table et dont l’éclat et la magnificence surpassent, si j’ose m’exprimer ainsi, tout ce qu’il y a dans cette salle et peut-être en tout autre lieu…

TYLTYL. Qu’ils ont l’air contents et heureux!… Et ils crient! et ils rient! et ils chantent!… Je crois qu’ils nous ont vus…

[En effet, une douzaine des plus Gros Bonheurs se sont levés de table et s’avancent péniblement, en soutenant leur ventre, vers le groupe des enfants.]

LA LUMIÈRE. Ne crains rien, ils sont très accueillants… Ils vont probablement t’inviter à dîner… N’accepte pas, n’accepte rien, de peur d’oublier ta mission…

TYLTYL. Quoi? Pas même un petit gâteau? Ils ont l’air si bons, si frais, si bien glacés de sucre, ornés de fruits confits et débordants de crème!…

LA LUMIÈRE. Ils sont dangereux et briseraient ta volonté. Il faut savoir sacrifier quelque chose au devoir qu’on remplit. Refuse poliment mais avec fermeté. Les voici…

LE PLUS GROS DES BONHEURS [tendant la main à Tyltyl]. Bonjour, Tyltyl!…

TYLTYL [étonné]. Vous me connaissez donc?… Qui êtes-vous?…

LE GROS BONHEUR. Je suis le plus gros des Bonheurs, le Bonheur-d’être-riche, et je viens, au nom de mes frères, vous prier, vous et votre famille, d’honorer de votre présence notre repas sans fin. Vous vous trouverez au milieu de tout ce qu’il y a de mieux parmi les vrais et gros Bonheurs de cette Terre. Permettez que je vous présente les principaux d’entre eux. Voici mon gendre, le Bonheur-d’être-propriétaire, qui a le ventre en poire. Voici le Bonheur-de-la-vanitésatisfaite, dont le visage est si gracieusement bouffi. [Le Bonheur-de-la-vanité-satisfaite salue d’un air protecteur.] Voici le Bonheur-de-boire-quand-on-n’a-plus-soif et le Bonheur-de-manger-quand-on-n’a-plus-faim, qui sont jumeaux et ont les jambes en macaroni. [Ils saluent en chancelant.] Voici le Bonheur-de-ne-riensavoir, qui est sourd comme une limande, et le Bonheur-de-ne-rien-comprendre, qui est aveugle comme une taupe. Voici le Bonheur-de-ne-rien-faire et le Bonheur-de-dormir-plus-qu’il-n’est-nécessaire, qui ont les mains en mie de pain et les yeux en gelée de pêche. Voici enfin le Rire-Épais qui est fendu usqu’aux oreilles et auquel rien ne peut résister…

[Le Rire-Épais salue en se tordant.]

TYLTYL [montrant du doigt un Gros Bonheur qui se tient un peu à l’écart]. Et celui-là, qui n’ose pas appro.cher et nous tourne le dos?…

LE GROS BONHEUR. N’insistez pas, il est un peu gêné et n’est pas présentable à des enfants… [Saisissant les mains de Tyltyl.] Mais venez donc! On recommence le festin… C’est la douzième fois depuis l’aurore. On n’attend plus que vous… Entendez-vous tous les convives qui vous réclament à grands cris?… Je ne puis vous les présenter tous, ils sont extrêmement nombreux… [Offrant le bras aux deux enfants.] Permettez que je vous conduise aux deux places d’honneur…

TYLTYL. Je vous remercie bien, monsieur le Gros Bonheur… Je regrette vivement… Je ne peux pas pour le moment… Nous sommes très pressés, nous cherchons l’Oiseau Bleu. Vous ne sauriez pas, par hasard, où il se cache?

LE GROS BONHEUR. L’Oiseau Bleu?… Attendez donc… Oui, oui, je me rappelle… On m’en a parlé dans le temps… C’est, je crois, un oiseau qui n’est pas comestible… En tout cas, il n’a jamais paru sur notre table… C’est vous dire qu’on le tient en médiocre estime… Mais ne vous mettez pas en peine; nous avons tant d’autres choses bien meilleures… Vous allez vous mêler à notre vie, vous verrez tout ce que nous faisons…

TYLTYL. Que faites-vous?

LE GROS BONHEUR. Mais nous nous occupons sans cesse à ne rien faire… Nous n’avons pas une minute de repos… Il faut boire, il faut manger, l faut dormir. C’est extrêmement absorbant…

TYLTYL. Est-ce que c’est amusant?

LE GROS BONHEUR. Mais oui… Il le faut bien, l n’y a pas autre chose sur cette Terre…

LA LUMIÈRE. Croyez-vous?…

LE GROS BONHEUR [indiquant du doigt la Lumière, bas, à Tyltyl]. Quelle est cette jeune personne mal élevée?…

[Durant toute la conversation précédente, une foule de Gros Bonheurs de second ordre s’est occupée du Chien, du Sucre et du Pain, et les a entraînés vers l’orgie. Tyltyl aperçoit soudain ces derniers qui, attablés fraternellement avec leurs hôtes, mangent, boivent et se trémoussent follement.]

TYLTYL. Voyez donc, la Lumière!… Ils sont à table!…

LA LUMIÈRE. Rappelle-les! sinon cela finira mal!…

TYLTYL. Tylô!…Tylô! ici!… Veux-tu venir ici, tout de suite, entends-tu!… Et vous, là-bas, le Sucre et le Pain, qui donc vous a permis de me quitter?… Qu’est-ce que vous faites là, sans autorisation?…

LE PAIN [la bouche pleine]. Est-ce que tu ne pourrais pas nous parler plus poliment?…

TYLTYL. Quoi? C’est le Pain qui se permet de me tutoyer?… Mais qu’est-ce qui te prend?… Et toi, Tylô!… Est-ce ainsi qu’on obéit? Allons, viens ici, à genoux, à genoux!… Et plus vite que ça!…

LE CHIEN [à mi-voix et du bout de la table]. Moi, quand je mange, je n’y suis pour personne et je n’entends plus rien…

LE SUCRE [mielleusement]. Excusez-nous, nous ne saurions quitter ainsi, sans les froisser, d’aussi aimables hôtes…

LE GROS BONHEUR. Vous voyez!… Ils vous donnent l’exemple… Venez, on vous attend… Nous n’admettons pas de refus… On vous fera une douce violence… Allons, les Gros Bonheurs, aidez-moi!… Poussons-les de force vers la table, pour qu’ils soient heureux malgré eux!…

[Tous les Gros Bonheurs, avec des cris de joie et gambadant de leur mieux, entraînent les enfants qui se débattent, tandis que le Rire-Épais saisit vigoureusement la Lumière par la taille.]

LA LUMIÈRE. Tourne le Diamant, il est temps!…

[Tyltyl fait ce qu’ordonne la Lumière. Aussitôt la scène s’illumine d’une clarté ineffablement pure, divinement rosée, harmonieuse et légère. Les lourds ornements du premier plan, les épaisses tentures rouges se détachent et disparaissent, dévoilant un fabuleux et doux jardin de paix légère et de sérénité, une sorte de palais de verdure aux perspectives harmonieuses, où la magnificence des feuillages, puissants et lumineux, exubérants et néanmoins disciplinés, où l’ivresse virginale des fleurs et la fraîche allégresse des eaux qui coulent, ruissellent et jaillissent de toutes parts semblent entraîner jusqu’aux confins de l’horizon l’idée même de la félicité. La table de l’orgie s’effond sans laisser de traces; les velours, les brocarts, les couronnes des Gros Bonheurs, au souffle lumineux qui envahit la scène, se soulèvent, se déchirent et tombent, en même temps que les masques hilares, aux pieds des convives abasourdis. Ceux-ci se dégonflent à vue d’œil, comme des vessies crevées, s’entre-regardent, clignotent sous les rayons inconnus qui les blessent, et, se voyant enfin tels qu’ils sont en vérité, c’est-àdire nus, hideux, flasques et lamentables, se mettent à pousser des hurlements de honte et d’épouvante, parmi lesquels on distingue très nettement ceux du Rire-Épais qui dominent tous les autres. Seul le Bonheur-de-ne-rien-comprendre demeure parfaitement calme, tandis que ses collègues s’agitent éperdument, cherchent à fuir, à se cacher dans les coins qu’ils espèrent plus sombres. Mais il n’y a plus d’ombre dans le jardin éblouissant. Aussi la plupart se décident-ils à franchir, en désespoir de cause, le rideau menaçant qui, sur la droite, dans un angle, ferme la voûte de la caverne des Malheurs. À chaque fois que l’un d’eux, dans la panique, soulève un pan de ce rideau, on entend s’élever du creux de l’antre une tempête d’injures, d’imprécations et de malédictions. Quant au Chien, au Pain et au Sucre, l’oreille basse, ils rejoignent le groupe des enfants, et, très penauds, se dissimulent derrière eux.]

TYLTYL [regardant fuir les Gros Bonheurs]. Dieu qu’ils sont laids!… Où vont-ils?…

LA LUMIÈRE. Ma foi, je crois qu’ils ont perdu a tête… Ils vont se réfugier chez les Malheurs où je crains fort qu’on ne les retienne définitivement…

TYLTYL [regardant autour de soi, émerveillé]. Oh! le beau jardin, le beau jardin!… Où sommes-nous?…

LA LUMIÈRE. Nous n’avons pas changé de place; ce sont tes yeux qui ont changé de sphère… Nous voyons à présent la vérité des choses; et nous allons apercevoir l’âme des Bonheurs qui supportent la clarté du Diamant.

TYLTYL. Que c’est beau!… Qu’il fait beau!… On se croirait en plein été… Tiens! on dirait qu’on s’approche et qu’on va s’occuper de nous…

[En effet, les jardins commencent à se peupler de formes angéliques qui semblent sortir d’un long sommeil et glissent harmonieusement entre les arbres. Elles sont vêtues de robes lumineuses, aux subtiles et suaves nuances: réveil de rose, sourire d’eau, azur d’aurore, rosée d’ambre, etc… ]

LA LUMIÈRE. Voici que s’avancent quelques Bonheurs aimables et curieux qui vont nous renseigner…

TYLTYL. Tu les connais?…

LA LUMIÈRE. Oui, je les connais tous; je viens souvent chez eux, sans qu’ils sachent qui je suis…

TYLTYL. Il y en a, il y en a!… Ils sortent de tous côtés!…

LA LUMIÈRE. Il y en avait beaucoup plus dans le temps. Les Gros Bonheurs leur ont fait bien du tort.

TYLTYL. C’est égal, il en reste pas mal…

LA LUMIÈRE. Tu en verras bien d’autres, à mesure que l’influence du Diamant se répandra parmi les jardins… On trouve sur la Terre beaucoup plus de Bonheurs qu’on ne croit; mais la plupart des Hommes ne les découvrent point…

TYLTYL. En voici de petits qui s’avancent, courons à leur rencontre…

LA LUMIÈRE. C’est inutile; ceux qui nous intéressent passeront par ici. Nous n’avons pas le temps de faire la connaissance de tous les autres…

[Une bande de Petits Bonheurs, gambadant et riant aux éclats, accourt du fond des verdures et danse une ronde autour des enfants.]

TYLTYL. Qu’ils sont jolis, jolis!… D’où viennentls, qui sont-ils?…

LA LUMIÈRE. Ce sont les Bonheurs des enfants…

TYLTYL. Est-ce qu’on peut leur parler?…

LA LUMIÈRE. C’est inutile. Ils chantent, ils dansent, ils rient, mais ils ne parlent pas encore…

TYLTYL [frétillant]. Bonjour! Bonjour!… Oh! le gros, là, qui rit!… Qu’ils ont de belles joues, qu’ils ont de belles robes!… Ils sont tous riches ici?…

LA LUMIÈRE. Mais non, ici comme partout, il y a bien plus de pauvres que de riches…

TYLTYL. Où sont les pauvres?…

LA LUMIÈRE. On ne peut pas les distinguer… Le Bonheur d’un enfant est toujours revêtu de ce qu’il y a de plus beau sur terre et dans les cieux.

TYLTYL [ne tenant plus en place]. Je voudrais danser avec eux…

LA LUMIÈRE. C’est absolument impossible, nous n’avons pas le temps… Je vois qu’ils n’ont pas l’Oiseau Bleu… Du reste, ils sont pressés, tu vois, ils sont déjà passés… Eux non plus n’ont pas de temps à perdre, car l’enfance est très brève…

[Une autre bande de Bonheurs, un peu plus grands que les précédents, se précipite dans le jardin, et chantant à tue-tête: «Les voilà! les voilà! Ils nous voient! Ils nous voient!…» danse autour des enfants une joyeuse farandole, à la fin de laquelle, celui qui paraît être le chef de la petite troupe s’avance vers Tyltyl en lui tendant la main.]

LE BONHEUR. Bonjour, Tyltyl!…

TYLTYL. Encore un qui me connaît!… [À la Lumière.] On commence à me connaître un peu partout… Qui es-tu?…

LE BONHEUR. Tu ne me reconnais pas?… Je parie que tu ne reconnais aucun de ceux qui sont ici?…

TYLTYL [assez embarrassé]. Mais non… Je ne sais pas… Je ne me rappelle pas vous avoir vus…

LE BONHEUR. Vous entendez?… J’en étais sûr!… Il ne nous a jamais vus!… [Tous les autres Bonheurs de la bande éclatent de rire.] Mais, mon petit Tyltyl, tu ne connais que nous!… Nous sommes toujours autour de toi!… Nous mangeons, nous buvons, nous nous éveillons, nous respirons, nous vivons avec toi!…

TYLTYL. Oui, oui, parfaitement, je sais, je me rappelle… Mais je voudrais savoir comment on vous appelle…

LE BONHEUR. Je vois bien que tu ne sais rien… Je suis le chef des Bonheurs-de-ta-maison; et tous ceux-ci sont les autres Bonheurs qui l’habitent…

TYLTYL. Il y a donc des Bonheurs à la maison?…

[Tous les Bonheurs éclatent de rire.]

LE BONHEUR. Vous l’avez entendu!… S’il y a des Bonheurs dans ta maison!… Mais, petit malheureux, elle en est pleine à faire sauter les portes et les fenêtres!… Nous rions, nous chantons, nous créons de la joie à refouler les murs, à soulever les toits; mais nous avons beau faire, tu ne vois rien, tu n’entends rien… J’espère qu’à l’avenir tu seras un peu plus raisonnable… En attendant, tu vas serrer la main aux plus notables… Une fois rentré chez toi, tu les reconnaîtras ainsi plus facilement… Et puis, à la fin d’un beau jour, tu sauras les encourager d’un sourire, les remercier d’un mot aimable, car ils font vraiment tout ce qu’ils peuvent pour te rendre la vie légère et délicieuse… Moi d’abord, ton serviteur, le Bonheur-de-se-bien-porter… Je ne suis pas le plus joli, mais le plus sérieux. Tu me reconnaîtras?… Voici le Bonheur-de-l’air-pur, qui est à peu près transparent… Voici le Bonheur-d’aimer-ses-parents, qui est vêtu de gris et toujours un peu triste, parce qu’on ne le regarde jamais… Voici le Bonheur-du-ciel-bleu, qui est naturellement vêtu de bleu; et le Bonheur-de-la-forêt qui, non moins naturellement, est habillé de vert, et que tu reverras chaque fois que tu te mettras à la fenêtre… Voici encore le bon Bonheur-desheures-de soleil qui est couleur de diamant, et celui du-Printemps qui est d’émeraude folle…

TYLTYL. Et vous êtes aussi beaux tous les jours?…

LE BONHEUR. Mais oui, c’est tous les jours dimanche, dans toutes les maisons, quand on ouvre les yeux… Et puis, quand vient le soir, voici le Bonheur-des-couchers-de-soleil, qui est plus beau que tous les rois du monde; et que suit le Bonheur-devoir-se-lever-les-étoiles, doré comme un dieu d’autrefois… Puis, quand il fait mauvais, voici le Bonheur-de-la-pluie qui est couvert de perles, et le Bonheur-du-feu-d’hiver qui ouvre aux mains gelées son beau manteau de pourpre… Et je ne parle pas du meilleur de tous, parce qu’il est presque frère des grandes Joies impides que vous verrez bientôt, et qui est le Bonheur-des-pensées-innocentes, le plus clair d’entre nous… Et puis, voici encore… Mais vraiment, ils sont trop!… Nous n’en finirions pas, et je dois prévenir d’abord les Grandes-Joies qui sont là-haut, au fond, près des portes du ciel, et ne savent pas encore que vous êtes arrivés… Je vais leur dépêcher le Bonheur-de-courir-nu-pieds-dans-la-rosée, qui est le plus agie… [Au Bonheur qu’il vient de nommer et qui s’avance en faisant des cabrioles.] Va!…

[À ce moment, une sorte de diablotin en maillot noir, bousculant tout le monde en poussant des cris inarticulés, s’approche de Tyltyl, et gambade follement en l’accablant de nasardes, taloches et coups de pied insaisissables.]

TYLTYL [ahuri et profondément indigné]. Qu’est-ce que c’est que ce sauvage?

LE BONHEUR. Bon! c’est encore le Plaisir-d’êtrensupportable qui s’est échappé de la caverne des Malheurs. On ne sait où l’enfermer. Il s’évade de partout, et les Malheurs eux-mêmes ne veulent plus le garder.

[Le diablotin continue de lutiner Tyltyl qui essaye vainement de se défendre, puis, soudain, riant aux éclats, disparaît sans raison, comme il était venu.]

TYLTYL. Qu’est-ce qu’il a? Il est un peu fou?

LA LUMIÈRE. Je ne sais. Il paraît que c’est ainsi que tu es toi-même lorsque tu n’es pas sage. Mais en attendant, il faudrait s’informer de l’Oiseau Bleu. Il se peut que le chef des Bonheurs-de-ta-maison n’ignore pas où il se trouve…

TYLTYL. Où est-il?…

LE BONHEUR. Il ne sait pas où se trouve l’Oiseau Bleu!… [Tous les Bonheurs-de-la-maison éclatent de rire.]

TYLTYL [vexé]. Mais non, je ne sais pas… Il n’y a pas de quoi rire…

[Nouveaux éclats de rires.]

LE BONHEUR. Voyons, ne te fâche pas… et puis, soyons sérieux… Il ne sait pas, que voulez-vous, il n’est pas plus ridicule que la plupart des Hommes… Mais voici que le petit Bonheur-de-courir-nu-pieds-dans-la-rosée a prévenu les Grandes-Joies qui s’avancent vers nous…

[En effet, les hautes et belles figures angéliques, vêtues de robes lumineuses, s’approchent lentement.] TYLTYL. Qu’elles sont belles!… Pourquoi ne rient-elles pas?… Ne sont-elles pas heureuses?…

LA LUMIÈRE. Ce n’est pas quand on rit qu’on est le plus heureux…

TYLTYL. Qui sont-elles?…

LE BONHEUR. Ce sont les Grandes-Joies…

TYLTYL. Tu sais leurs noms?…

LE BONHEUR. Naturellement, nous jouons souvent avec elles… Voici d’abord: devant les autres, la Grande-Joie-d’être-juste, qui sourit chaque fois qu’une injustice est réparée, – je suis trop jeune, je ne l’ai pas encore vu sourire. Derrière elle, c’est la Joie-d’être-bonne, qui est la plus heureuse, mais la plus triste; et qu’on a bien du mal à empêcher d’aller chez les Malheurs qu’elle voudrait consoler. À droite, c’est la Joie-du-travail-accompli à côté de la Joie-de-penser. Ensuite, c’est la Joie-de-comprendre qui cherche toujours son frère, le Bonheur-de-ne-rien-comprendre…

TYLTYL. Mais je l’ai vu, son frère!… Il est allé chez les Malheurs avec les Gros Bonheurs…

LE BONHEUR. J’en étais sûr!… Il a mal tourné, de mauvaises fréquentations l’ont entièrement perverti… Mais n’en parle pas à sa sœur. Elle voudrait aller le chercher et nous y perdrions une des plus belles joies… Voici encore, parmi les plus grandes, la Joie-de-voir-ce-qui-est-beau, qui ajoute chaque jour quelques rayons à la lumière qui règne ici…

TYLTYL. Et là, au loin, au loin, dans les nuages d’or, celle que j’ai peine à voir en me dressant tant que je peux sur la pointe des pieds?…

LE BONHEUR. C’est la grande Joie-d’aimer… Mais tu auras beau faire, tu es bien trop petit pour la voir tout entière…

TYLTYL. Et là-bas, tout au fond, celles qui sont voilées et ne s’approchent pas?…

LE BONHEUR. Ce sont celles que les Hommes ne connaissent pas encore…

TYLTYL. Que nous veulent les autres?… Pourquoi s’écartent-elles?…

LE BONHEUR. C’est devant une Joie nouvelle qui s’avance, peut-être la plus pure que nous ayons ici.

TYLTYL. Qui est-ce?…

LE BONHEUR. Tu ne la reconnais pas encore?… Mais regarde donc mieux, ouvre donc tes deux yeux usqu’au cœur de ton âme!… Elle t’a vu, elle t’a vu!… Elle accourt en te tendant les bras!… C’est la Joie de ta mère, c’est la Joie-sans-égale-de-l’amour-maternel!…

[Après l’avoir acclamée, les autres Joies, accourues de toutes parts, s’écartent en silence devant la Joie-de-l’amour-maternel.]

L’AMOUR MATERNEL. Tyltyl! Et puis Mytyl!… Comment, c’est vous, c’est vous que je retrouve ici!… Je ne m’attendais pas!… J’étais bien seule à la maison, et voici que tous deux vous montez jusqu’au ciel où rayonnent dans la Joie l’âme de toutes les mères!… Mais d’abord des baisers, des baisers tant qu’on peut!… Tous les deux dans mes bras, il n’y a rien au monde qui donne plus de bonheur!… Tyltyl, tu ne ris pas?… Ni toi non plus, Mytyl?… Vous ne connaissez pas l’amour de votre mère?… Mais regardez-moi donc, et n’est-ce pas mes yeux, mes lèvres et mes bras?…

TYLTYL. Mais si, je reconnais, mais je ne savais pas… Tu ressembles à maman, mais tu es bien plus belle…

L’AMOUR MATERNEL. Évidemment, moi, je ne vieillis plus… Et chaque jour qui passe m’apporte de la force, de la jeunesse et du bonheur… Chacun de tes sourires m’allège d’une année… À la maison, cela ne se voit pas, mais ici l’on voit tout, et c’est la vérité…

TYLTYL [émerveillé, la contemplant et l’embrassant tour à tour]. Et cette belle robe, en quoi donc qu’elle est faite?… Est-ce que c’est de la soie, de l’argent ou des perles?…

L’AMOUR MATERNEL. Non, ce sont des baisers, des regards, des caresses… chaque baiser qu’on donne y ajoute un rayon de lune ou de soleil…

TYLTYL. C’est drôle, je n’aurais jamais cru que tu étais si riche… Où donc la cachais-tu?… Était-elle dans l’armoire dont papa a la clef?…

L’AMOUR MATERNEL. Mais non, je l’ai toujours, mais on ne la voit pas, parce qu’on ne voit rien quand les yeux sont fermés… Toutes les mères sont riches quand elles aiment leurs enfants… Il n’en est pas de pauvres, il n’en est pas de laides, il n’en est pas de vieilles… Leur amour est toujours la plus belle des Joies… Et quand elles semblent tristes, il suffit d’un baiser qu’elles reçoivent ou qu’elles donnent pour que toutes leurs larmes deviennent des étoiles dans le fond de leurs yeux…

TYLTYL [la regardant avec étonnement]. Mais oui, c’est vrai, tes yeux, ils sont remplis d’étoiles… Et ce sont bien tes yeux, mais ils sont bien plus beaux… Et c’est ta main aussi, elle a sa petite bague… Elle a même a brûlure que tu t’es faite un soir en allumant la lampe… Mais elle est bien plus blanche et qu’elle a la peau fine!… On dirait qu’on y voit couler de la lumière… Elle ne travaille pas comme celle de la maison?…

L’AMOUR MATERNEL. Mais si, c’est bien la même; tu n’avais donc pas vu qu’elle devient toute blanche et s’emplit de lumière dès qu’elle te caresse?…

TYLTYL. C’est étonnant, maman, c’est bien ta voix aussi; mais tu parles bien mieux que chez nous…

L’AMOUR MATERNEL. Chez nous on a bien trop à faire et l’on n’a pas le temps… Mais ce qu’on ne dit pas, on l’entend tout de même… Maintenant que tu m’as vue, me reconnaîtras-tu, sous ma robe déchirée, orsque tu rentreras demain dans la chaumière?…

TYLTYL. Je ne veux pas rentrer… Puisque tu es ci, j’y veux rester aussi, tant que tu y seras…

L’AMOUR MATERNEL. Mais c’est la même chose, c’est là-bas que je suis, c’est là-bas que nous sommes… Tu n’es venu ici que pour te rendre compte et pour apprendre enfin comment il faut me voir quand tu me vois là-bas… Comprends-tu, mon Tyltyl?… Tu te crois dans le ciel; mais le ciel est partout où nous nous embrassons… Il n’y a pas deux mères, et tu n’en as pas d’autre… Chaque enfant n’en a qu’une et c’est toujours la même et toujours la plus belle; mais il faut la connaître et savoir regarder… Mais comment as-tu fait pour arriver ici et trouver une route que les Hommes ont cherchée depuis qu’ils habitent la Terre?…

TYLTYL [montrant la Lumière qui, par discrétion, s’est un peu écartée]. C’est elle qui m’a conduit…

L’AMOUR MATERNEL. Qui est-ce?…

TYLTYL. La Lumière…

L’AMOUR MATERNEL. Je ne l’ai jamais vue… On m’avait dit qu’elle vous aimait bien et qu’elle était très bonne… Mais pourquoi se cache-t-elle?… Elle ne montre jamais son visage?…

TYLTYL. Mais si, mais elle a peur que les Bonheurs aient peur s’ils y voyaient trop clair…

L’AMOUR MATERNEL. Mais elle ne sait donc pas que nous n’attendons qu’elle!… [Appelant les autres Grandes Joies.] Venez, venez, mes sœurs! Venez, accourez toutes, c’est la Lumière qui vient enfin nous visiter!…

[Frémissement parmi les Grandes Joies qui se rapprochent. Cris: «La Lumière est ici!… La Lumière, la Lumière!…»]

LA JOIE-DE-COMPRENDRE [écartant toutes les autres pour venir embrasser la Lumière]. Vous êtes la Lumière et nous ne savions pas!… Et voici des années, des années, des années que nous vous attendons!… Me reconnaissez-vous?… C’est la Joie-de-comprendre qui vous a tant cherchée… Nous sommes très heureuses, mais nous ne voyons pas au delà de nous-mêmes…

LA JOIE-D’ÊTRE-JUSTE [embrassant la Lumière à son tour]. Me reconnaissez-vous?… C’est la Joie-d’être-juste qui vous a tant priée… Nous sommes très heureuses, mais nous ne voyons pas au-delà de nos ombres…

LA JOIE-DE-VOIR-CE-QUI-EST-BEAU [l’embrassant également]. Me reconnaissez-vous?… C’est la Joie-des-beautés qui vous a tant aimée… Nous sommes très heureuses, mais nous ne voyons pas au-delà de nos songes…

LA JOIE-DE-COMPRENDRE. Voyez, voyez, ma sœur, ne nous faites plus attendre… Nous sommes assez fortes, nous sommes assez pures… Écartez donc ces voiles qui nous cachent encore les dernières vérités et les derniers bonheurs… Voyez, toutes mes sœurs s’agenouillent à vos pieds… Vous êtes notre reine et notre récompense…

LA LUMIÈRE [resserrant ses voiles]. Mes sœurs, mes belles sœurs, j’obéis à mon Maître… L’heure n’est pas venue, elle sonnera peut-être et je vous reviendrai sans craintes et sans ombres… Adieu, relevez-vous, embrassons-nous encore comme des sœurs retrouvées, en attendant le jour qui paraîtra bientôt…

L’AMOUR MATERNEL [embrassant la Lumière]. Vous avez été bonne pour mes pauvres petits…

LA LUMIÈRE. Je serai toujours bonne autour de ceux qui s’aiment…

LA JOIE-DE-COMPRENDRE [s’approchant de la Lumière]. Que le dernier baiser soit posé sur mon front…

[Elles s’embrassent longuement, et, quand elles se séparent et relèvent la tète, on voit des larmes dans leurs yeux.]

TYLTYL [étonné]. Pourquoi pleurez-vous?… [Regardant les autres Joies.] Tiens! vous pleurez aussi… Mais pourquoi tout le monde a-t-il des larmes plein es yeux?…

LA LUMIÈRE. Silence, mon enfant…

Rideau
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