Une forêt. – Il fait nuit. – Clair de lune. – Vieux arbres de diverses espèces, notamment: un chêne, un hêtre, un orme, un peuplier, un sapin, un cyprès, un tilleul, un marronnier, etc.
LA CHATTE [saluant les arbres à la ronde]. Salut à tous les arbres!…
MURMURE DES FEUILLAGES. Salut!…
LA CHATTE. C’est un grand jour que ce jour-ci!… Notre ennemi vient délivrer vos énergies et se ivrer lui-même… C’est Tyltyl, le fils du bûcheron qui vous a fait tant de mal… Il cherche l’Oiseau Bleu que vous cachez à l’Homme depuis le commencement du monde, et qui sait seul notre secret… [Murmure dans les feuilles.] Vous dites?… Ah! c’est le Peuplier qui parle… Oui, il possède un Diamant qui a la vertu de délivrer un instant nos esprits; il peut nous forcer à ivrer l’Oiseau Bleu, et nous serons dès lors, définitivement, à la merci de l’Homme… [Murmure dans les feuilles.] Qui parle?… Tiens! c’est le Chêne… Comment allez-vous?… [Murmure dans les feuilles du Chêne. ] Toujours enrhumé?… La Réglisse ne vous soigne plus?… Toujours les rhumatismes?… Croyez-moi, c’est à cause de la mousse; vous en mettez trop sur vos pieds… L’Oiseau Bleu est toujours chez vous?… [Murmures dans lesfeuilles du Chêne.] Vous dites?… Oui, l n’y a pas à hésiter, il faut en profiter, il faut qu’il disparaisse… [Murmure dans les feuilles.] Plaît-il?… Oui, il est avec sa petite sœur; il faut qu’elle meure aussi… [Murmure dans les feuilles.] Oui, le Chien les accompagne; il n’y a pas moyen de l’éloigner… [Murmure dans les feuilles. ] Vous dites?… Le corrompre?… Impossible… J’ai essayé de tout… [Murmures parmi les feuilles.] Ah! c’est toi, le Sapin?… Oui, prépare quatre planches… Oui, il y a encore le Feu, le Sucre, l’Eau, le Pain… Ils sont tous avec nous, excepté le Pain qui est assez douteux… Seule la Lumière est favorable à l’Homme; mais elle ne viendra pas… J’ai fait croire aux petits qu’ils devaient s’échapper en cachette pendant qu’elle dormait… L’occasion est unique… [Murmure dans lesfeuilles.] Tiens! c’est la voix du Hêtre!… Oui, vous avez raison; il faut que l’on prévienne les Animaux… Le Lapin a-t-il son tambour?… Il est chez vous?… Bien, qu’il batte le rappel, tout de suite… Les voici!…
[On entend s’éloigner les roulements de tambour du Lapin. – Entrent Tyltyl, Mytyl et le Chien.]
TYLTYL. C’est ici?…
LA CHATTE [obséquieuse, doucereuse, empressée se précipitant au-devant des enfants]. Ah! voilà, mon petit maître!… Que vous avez bonne mine et que vous êtes joli, ce soir!… Je vous ai précédé pour annon-cer votre arrivée… Tout va bien. Cette fois nous tenons l’Oiseau Bleu, j’en suis sûre… Je viens d’envoyer e Lapin battre le rappel afin de convoquer les principaux Animaux du pays… On les entend déjà dans e feuillage… Écoutez!… Ils sont un peu timides et n’osent approcher… [Bruits d’animaux divers, tels que vaches, porcs, chevaux, ânes, etc. – Bas à Tyltyl, le prenant à part.] Mais pourquoi avez-vous amené le Chien?… Je vous l’ai déjà dit, il est au plus mal avec tout le monde, même avec les arbres… Je crains bien que sa présence odieuse ne fasse tout manquer…
TYLTYL. Je n’ai pu m’en débarasser… [Au Chien, a menaçant.] Veux-tu bien t’en aller, vilaine bête!…
LE CHIEN. Qui?… Moi!… Pourquoi?… Qu’estce que j’ai fait?…
TYLTYL. Je te dis de t’en aller!… On n’a que faire de toi, c’est bien simple… Tu nous embêtes à la fin!…
LE CHIEN. Je ne dirai rien… Je suivrai de loin… On ne me verra pas… Veux-tu que je fasse le beau?…
LA CHATTE [bas, à Tyltyl]. Vous tolérez pareille désobéissance?… Donnez-lui donc quelques coups de bâton sur le nez, il est vraiment insupportable!…
TYLTYL [battant le Chien]. Voilà qui t’apprendra à obéir plus vite!…
LE CHIEN [hurlant.] Aïe! Aïe! Aïe!…
TYLTYL. Qu’en dis-tu?…
LE CHIEN. Il faut que je t’embrasse puisque tu m’as battu!… [Il embrasse et caresse violemment Tyltyl.]
TYLTYL. Voyons… C’est, bien… Ça suffit… Vat’en!…
MYTYL. Non, non; je veux qu’il reste… J’ai peur de tout quand il n’est pas là…
LE CHIEN [bondissant et renversant presque Mytyl, qu’il accable de caresses précipitées et enthousiastes.] Oh! la bonne petite fille!… Qu’elle est belle! Qu’elle est bonne!… Qu’elle est belle, qu’elle est douce!… Il faut que je l’embrasse! Encore! encore! encore!…
LA CHATTE. Quel idiot!… Ma foi, nous verrons bien… Ne perdons pas de temps… Tournez le Diamant…
TYLTYL. Où faut-il me placer?
LA CHATTE. Dans ce rayon de lune; vous y verrez plus clair… Là! tournez doucement… [Tyltyl tourne le Diamant; aussitôt, un longfrémissement agite les branches et lesfeuilles. Les troncs les plus anciens et les plus imposants s’entr’ouvrent pour livrer passage à l’âme que chacun d’eux renferme. L’aspect de ces âmes diffère suivant l’aspect et le caractère de l’arbre qu’elles représentent. Celle de l’Orme, par exemple, est une sorte de gnome poussif, ventru, bourru; celle du Tilleul est placide, familière, joviale: celle du Hêtre, élégante et agile; celle du Bouleau, blanche, réservée, inquiète; celle du Saule, rabougrie, échevelée, plaintive; celle du Sapin, longue, efflanquée, taciturne; celle du Cyprès, tragique; celle du Marronnier, prétentieuse, un peu snob; celle du Peuplier, allègre, encombrante, bavarde. Les unes sortent lentement de leur tronc, engourdies, s’étirant, comme après une captivité ou un sommeil séculaire, es autres s’en dégagent d’un bond, alertes, empressées, et toutes viennent se ranger autour des deux enfants, tout en se tenant autant que possible à proximité de l’arbre dont elles sont nées.]
LE PEUPLIER [accourant le premier et criant à tuetête]. Des Hommes!… De petits Hommes!… On pourra leur parler!… C’est fini le Silence!… C’est fini!… D’où viennent-ils?… Qui est-ce?… Qui sontls?… [Au Tilleul qui s’avance en fumant tranquillement sa pipe.] Les connais-tu, toi, père Tilleul?…
LE TILLEUL. Je ne me rappelle pas les avoir vus…
LE PEUPLIER. Mais si, voyons, mais si!… Tu connais tous les Hommes, tu es toujours à te promener autour de leurs maisons…
LE TILLEUL [examinant les enfants]. Mais non, je vous assure… Je ne les connais pas… Ils sont encore trop jeunes… Je ne connais bien que les amoureux qui viennent me voir au clair de lune; ou les buveurs de bière qui trinquent sous mes branches…
LE MARRONNIER [pincé, ajustant son monocle]. Qu’est-ce que c’est que ça?… C’est des pauvres de la campagne?…
LE PEUPLIER. Oh! vous, monsieur le Marronnier, depuis que vous ne fréquentez plus que les boulevards des grandes villes…
LE SAULE [s’avançant en sabots et geignard]. Mon Dieu, mon Dieu!… Ils viennent encore me couper la tête et les bras pour en faire des fagots!…
LE PEUPLIER. Silence!… Voici le Chêne qui sort de son palais!… Il a l’air bien souffrant ce soir… Ne trouvez-vous pas qu’il vieillit?… Quel âge peut-il avoir?… Le Sapin dit qu’il a quatre mille ans; mais je suis sûr qu’il exagère… Attention, il va nous dire ce que c’est…
[Le Chêne s’avance lentement. Il est fabuleusement vieux, couronné de gui et vêtu d’une longue robe verte brodée de mousse et de lichen. Il est aveugle, sa barbe blanche flotte au vent. Il s’appuie d’une main sur un bâton noueux et de l’autre sur un jeune Chêneau qui lui sert de guide. L’Oiseau Bleu est perché sur son épaule. À son approche, mouvement de respect parmi les arbres qui se ran-gent et s’inclinent.]
TYLTYL. Il a l’Oiseau Bleu!… Vite! vite!… Par ci!… Donnez-le-moi!…
LES ARBRES. Silence!…
LA CHATTE [à Tyltyl]. Découvrez-vous, c’est le Chêne!…
LE CHÊNE [à Tyltyl]. Qui es-tu?…
TYLTYL. Tyltyl, monsieur… Quand est-ce que e pourrai prendre l’Oiseau Bleu?…
LE CHÊNE. Tyltyl, le fils du bûcheron?…
TYLTYL. Oui, monsieur…
LE CHÊNE. Ton père nous a fait bien du mal… Dans ma seule famille il a mis à mort six cents de mes fils, quatre cent soixante-quinze oncles et tantes, douze cents cousins et cousines, trois cent quatrevingts brus et douze mille arrière-petits-fils!…
TYLTYL. Je ne sais pas, monsieur… Il ne l’a pas fait exprès…
LE CHÊNE. Que viens-tu faire ici, et pourquoi as-tu fait sortir nos âmes de leurs demeures?…
TYLTYL. Monsieur, je vous demande pardon de vous avoir dérangé… C’est la Chatte qui m’a dit que vous alliez nous dire où se trouve l’Oiseau Bleu…
LE CHÊNE. Oui, je sais, tu cherches l’Oiseau Bleu, c’est-à-dire le grand secret des choses et du bonheur, pour que les Hommes rendent plus dur encore notre esclavage…
TYLTYL. Mais non, monsieur; c’est pour la petite fille de la Fée Bérylune qui est très malade…
LE CHÊNE [lui imposant silence]. Il suffit!… Je n’entends pas les Animaux… Où sont-ils?… Tout ceci les intéresse autant que nous… Il ne faut pas que nous, les Arbres, assumions seuls la responsabilité des mesures graves qui s’imposent… Le jour où les Hommes apprendront que nous avons fait ce que nous allons faire, il y aura d’horribles représailles… Il convient donc que notre accord soit unanime, pour que notre silence le soit également…
LE SAPIN [regardant par-dessus les autres arbres]. Les Animaux arrivent… Ils suivent le Lapin… Voici l’âme du Cheval, du Taureau, du Bœuf, de la Vache, du Loup, du Mouton, du Porc, du Coq, de la Chèvre, de l’Âne et de l’Ours…
[Entrée successive des âmes des Animaux qui, à mesure que les énumère le Sapin, s’avancent et vont s’asseoir entre les arbres, à l’exception de l’âme de la Chèvre qui vagabonde çà et là, et de celle du Porc qui fouille les racines.]
LE CHÊNE. Tous sont-ils ici présents?…
LE LAPIN. La Poule ne pouvait pas abandonner ses œufs, le Lièvre faisait des courses, le Cerf a mal aux cornes, le Renard est souffrant, – voici le certificat du médecin, – l’Oie n’a pas compris et le Dindon s’est mis en colère…
LE CHÊNE. Ces abstentions sont extrêmement regrettables… Néanmoins, nous sommes en nombre suffisant… Vous savez, mes frères, de quoi il est question. L’enfant que voici, grâce à un talisman dérobé aux puissances de la Terre, peut s’emparer de notre Oiseau Bleu, et nous arracher ainsi le secret que nous gardons depuis l’origine de la Vie… Or, nous connaissons assez l’Homme pour n’avoir aucun doute sur le sort qu’il nous réserve lorsqu’il se trouvera en possession de ce secret. C’est pourquoi il me semble que toute hésitation serait aussi stupide que criminelle… L’heure est grave; il faut que l’enfant disparaisse avant qu’il soit trop tard…
TYLTYL. Que dit-il?…
LE CHIEN [rôdant autour du Chêne en montrant ses crocs]. As-tu vu mes dents, vieux perclus?…
LE HÊTRE [indigné]. Il insulte le Chêne!…
LE CHÊNE. C’est le Chien?… Qu’on l’expulse! Il ne faut pas que nous tolérions un traître parmi nous!…
LA CHATTE [bas, à Tyltyl]. Éloignez le Chien… C’est un malentendu… Laissez-moi faire, j’arrangerai les choses… Mais éloignez-le au plus vite…
TYLTYL [au Chien]. Veux-tu t’en aller!…
LE CHIEN. Laisse-moi donc lui déchirer ses pantoufles de mousse à ce vieux goutteux-là!… On va rire!…
TYLTYL. Tais-toi donc!… Et va-t’en!… Mais vat’en, vilaine bête!…
LE CHIEN. Bon, bon, on s’en ira… Je reviendrai quand tu auras besoin de moi…
LA CHATTE [bas, à Tyltyl]. Il serait plus prudent de l’enchaîner, sinon il fera des bêtises; les Arbres se fâcheront, et tout cela finira mal…
TYLTYL. Comment faire?… J’ai égaré sa laisse…
LA CHATTE. Voici tout juste le Lierre qui s’avance avec de solides liens…
LE CHIEN [grondant]. Je reviendrai, je reviendrai!… Podagre! bronchiteux!… Tas de vieux rabougris, tas de vieilles racines!…C’est la Chatte qui mène tout!… Je lui revaudrai ça!… Qu’as-tu donc à chuchoter ainsi, Judas, Tigre, Bazaine!… Wa, wa! wa!…
LA CHATTE. Vous voyez, il insulte tout le monde…
TYLTYL. C’est vrai, il est insupportable et l’on ne s’entend plus… Monsieur le Lierre, voulez-vous l’enchaîner?…
LE LIERRE. [s’approchant assez craintivement du Chien]. Il ne mordra pas?…
LE CHIEN [grondant]. Au contraire! au contraire!… Il va bien t’embrasser!… Attends, tu vas voir ça!… Approche, approche donc, tas de vieilles ficelles!…
TYLTYL [le menaçant du bâton]. Tylô!…
LE CHIEN [rampant aux pieds de Tyltyl en agitant la queue]. Que faut-il faire, mon petit dieu?…
TYLTYL. Te coucher, à plat ventre!… Obéis au Lierre… Laisse-toi garotter, sinon…
LE CHIEN [grondant entre les dents pendant que le Lierre le garotte]. Ficelle!… Corde à pendus!… Laisse à veaux!… Chaîne à porcs!… Mon petit dieu, regarde… Il me tord les pattes… Il m’étrangle!…
TYLTYL. Tant pis!… Tu l’as voulu!… Tais-toi, tiens-toi tranquille, tu es insupportable!…
LE CHIEN. C’est égal, tu as tort… Ils ont de vilaines intentions… Mon petit dieu, prends garde!… Il me ferme la bouche!… Je ne peux plus parler!…
LE LIERRE [qui a ficelé le Chien comme un paquet]. Où faut-il le porter?… Je l’ai bien bâillonné… il ne souffle plus mot…
LE CHÊNE. Qu’on l’attache solidement là-bas, derrière mon tronc, à ma grosse racine… Nous verrons ensuite ce qu’il convient d’en faire… [Le Lierre aidé du Peuplier porte le Chien derrière le tronc du Chêne.] Est-ce fait?… Bien, maintenant que nous voilà débarrassés de ce témoin gênant et de ce renégat, déli-bérons selon notre justice et notre vérité… Mon émotion, je ne vous le cache point, est profonde et pénible… C’est la première fois qu’il nous est donné de uger l’Homme et de lui faire sentir notre puissance… Je ne crois pas qu’après le mal qu’il nous a fait, après les monstrueuses injustices que nous avons subies, il reste le moindre doute sur la sentence qui l’attend…
TOUS LES ARBRES et TOUS LES ANIMAUX. Non! Non! Non!… Pas de doute!… La pendaison!… La mort!… Il y a trop d’injustice!… Il a trop abusé!… Il y a trop longtemps!… Qu’on l’écrase! Qu’on le mange!… Tout de suite!… Tout de suite!…
TYLTYL [à la Chatte]. Qu’ont-ils donc?… Ils ne sont pas contents?…
LA CHATTE. Ne vous inquiétez pas… Ils sont un peu fâchés à cause que le Printemps est en retard… Laissez-moi faire, j’arrangerai tout ça…
LE CHÊNE. Cette unanimité était inévitable… Il s’agit à présent de savoir, pour éviter les représailles, quel genre de supplice sera le plus pratique, le plus commode, le plus expéditif et le plus sûr; celui qui laissera e moins de traces accusatrices lorsque les Hommes retrouveront les petits corps dans la forêt…
TYLTYL. Qu’est-ce que c’est que tout ça?… Où veut-il en venir?… Je commence à en avoir assez… Puisqu’il a l’Oiseau Bleu, qu’il le donne…
LE TAUREAU [s’avançant]. Le plus pratique et le plus sûr, c’est un bon coup de corne au creux de l’estomac. Voulez-vous que je fonce?…
LE CHÊNE. Qui parle ainsi?…
LA CHATTE. C’est le Taureau.
LA VACHE. Il ferait mieux de se tenir tranquille… Moi, je ne m’en mêle pas… J’ai à brouter toute l’herbe de la prairie qu’on voit là-bas, dans le bleu de la lune… J’ai trop à faire…
LE BŒUF. Moi aussi. D’ailleurs, j’approuve tout d’avance…
LE HÊTRE. Moi, j’offre ma plus haute branche pour les pendre…
LE LIERRE. Et moi le nœud coulant…
LE SAPIN. Et moi les quatre planches pour la petite boîte…
LE CYPRÈS. Et moi la concession à perpétuité…
LE SAULE. Le plus simple serait de les noyer dans une de mes rivières… Je m’en charge…
LE TILLEUL [conciliant]. Voyons, voyons… Estl bien nécessaire d’en venir à ces extrémités? Ils sont encore bien jeunes… On pourrait tout bonnement es empêcher de nuire en les retenant prisonniers dans un clos que je me charge de construire en me plantant tout autour…
LE CHÊNE. Qui parle ainsi?… Je crois reconnaître la voix mielleuse du Tilleul…
LE SAPIN. En effet…
LE CHÊNE. Il y a donc un renégat parmi nous, comme parmi les Animaux?… Jusqu’ici, nous n’avions à déplorer que la défection des Arbres fruitiers; mais ceux-ci ne sont pas de véritables Arbres…
LE PORC [roulant de petits yeux gloutons]. Moi, je pense qu’il faut d’abord manger la petite fille… Elle doit être bien tendre…
TYLTYL. Que dit-il celui-là?… Attends un peu, espèce de…
LA CHATTE. Je ne sais ce qu’ils ont; mais cela prend mauvaise tournure…
LE CHÊNE. Silence!… Il s’agit de savoir qui de nous aura l’honneur de porter le premier coup; qui écartera de nos cimes le plus grand danger que nous ayons couru depuis la naissance de l’Homme…
LE SAPIN. C’est à vous, notre roi et notre patriarche, que revient cet honneur…
LE CHÊNE. C’est le Sapin qui parle?… Hélas! je suis trop vieux! Je suis aveugle, infirme, et mes bras engourdis ne m’obéissent plus… Non, c’est à vous, mon frère, toujours vert, toujours droit, c’est à vous, qui vîtes naître la plupart de ces Arbres, qu’échoit, à mon défaut, la gloire du noble geste de notre délivrance…
LE SAPIN. Je vous remercie, mon vénérable père… Mais comme j’aurai déjà l’honneur d’ensevelir les deux victimes, je craindrais d’éveiller la juste jalousie de mes collègues; et je crois qu’après nous, le plus ancien et le plus digne, celui qui possède la meilleure massue, c’est le Hêtre…
LE HÊTRE. Vous savez que je suis vermoulu et que ma massue n’est point sûre… Mais l’Orme et le Cyprès ont de puissantes armes…
L’ORME. Je ne demanderais pas mieux; mais je puis à peine me tenir debout… Une taupe, cette nuit, m’a retourné le gros orteil…
LE CYPRÈS. Quant à moi, je suis prêt… Mais, comme mon bon frère le Sapin, j’aurai déjà, sinon le privilège de les ensevelir, tout au moins l’avantage de pleurer sur leur tombe… Ce serait illégitimement cumuler… Demandez au Peuplier…
LE PEUPLIER. À moi?… Y pensez-vous?… Mais mon bois est plus tendre que la chair d’un enfant!… Et puis, je ne sais ce que j’ai… Je tremble de fièvre… Regardez donc mes feuilles… J’ai dû prendre froid ce matin au lever du soleil…
LE CHÊNE [éclatant d’indignation]. Vous avez peur de l’Homme!… Même ces petits enfants isolés et sans armes vous inspirent la terreur mystérieuse qui fit toujours de nous les esclaves que nous sommes!… Eh bien, non! C’est assez!… Puisqu’il en est ainsi, puisque l’heure est unique, j’irai seul, vieux, perclus, tremblant, aveugle, contre l’ennemi héréditaire!… Où est-il?…
[Tâtonnant de son bâton, il s’avance vers Tyltyl.]
TYLTYL [tirant son couteau de sa poche]. C’est à moi qu’il en a, ce vieux-là, avec son gros bâton?…
[Tous les autres Arbres, poussant un cri d’épouvante à la vue du couteau, l’arme mystérieuse et irrésistible de l’Homme, s’interposent et retiennent le Chêne.]
LES ARBRES. Le couteau!… Prenez garde!… Le couteau!…
LE CHÊNE [se débattant]. Laissez-moi!… Que m’importe!… Le couteau ou la hache!… Qui me retient?… Quoi! vous êtes tous ici?… Quoi! vous tous vous voulez?… [Jetant son bâton.] Eh bien, soit!… Honte à nous !… Que les Animaux nous délivrent!…
LE TAUREAU. C’est cela!… Je m’en charge!… Et d’un seul coup de corne!…
LE BŒUF et LA VACHE [le retenant par la queue]. De quoi te mêles-tu?…Ne fais pas de bêtises!… C’est une mauvaise affaire!… Cela finira mal… C’est nous qui trinquerons… Laisse donc… C’est affaire aux Animaux sauvages…
LE TAUREAU. Non, non!… C’est mon affaire!… Attendez!… Mais retenez-moi donc ou je fais un malheur!…
TYLTYL [à Mytyl qui pousse des cris aigus]. N’aie pas peur!… Mets-toi derrière moi… J’ai mon couteau…
LE COQ. C’est qu’il est crâne, le petit!…
TYLTYL. Alors, c’est décidé, c’est à moi qu’on en veut?…
L’ÂNE. Mais bien sûr, mon petit, tu y a mis le temps, à t’en apercevoir!…
LE PORC. Tu peux faire ta prière, va, c’est ta dernière heure. Mais ne cache pas la petite fille… Je veux m’en régaler les yeux… C’est elle que je mangerai la première…
TYLTYL. Qu’est-ce que je vous ai fait?…
LE MOUTON. Rien du tout, mon petit… Mangé mon petit frère, mes deux sœurs, mes trois oncles, ma tante, bon-papa, bonne-maman… Attends, attends, quand tu seras par terre, tu verras que j’ai des dents aussi…
L’ÂNE. Et que j’ai des sabots!…
LE CHEVAL [piaffant fièrement]. Vous allez voir ce que vous allez voir!… Aimez-vous mieux que je e déchire à belles dents ou que je vous l’abatte à coups de pied?… [Il s’avance magnifiquement sur Tyltyl qui lui fait face en levant son couteau. Tout à coup, le Cheval, pris de panique, tourne le dos etfuit à toutes jambes.] Ah! mais non!… Ce n’est pas juste!… Ce n’est pas de jeu!… Il se défend!…
LE COQ [ne pouvant cacher son admiration]. C’est égal, le petit n’a pas froid aux yeux!…
LE PORC [à l’Ours et au Loup]. Précipitons-nous tous ensemble… Je vous soutiendrai par derrière… Nous les renverserons et nous nous partagerons la petite fille quand elle sera par terre…
LE LOUP. Amusez-les par là… Je vais faire un mouvement tournant… [Il tourne Tyltyl qu’il attaque par derrière et renverse à demi.]
TYLTYL. Judas!… [Il se redresse sur un genou, brandissant son couteau et couvrant de son mieux sa petite sœur qui pousse des hurlements de détresse. – Le voyant à demi renversé, tous les Animaux et les Arbres se rapprochent et cherchent à lui porter des coups. L’obscurité sefait subitement. Éperdument, Tyltyl appelle à l’aide.] À moi! À moi!… Tylô! Tylô!… Où est la Chatte?… Tylô!… Tylette! Tylette!… Venez! venez!…
LA CHATTE [hypocritement, à l’écart]. Je ne peux pas… Je viens de me fouler la patte…
TYLTYL [parant les coups et se défendant de son mieux] . À moi!… Tylô! Tylô!… Je ne peux plus!… Ils sont trop!… L’Ours! le Cochon! le Loup! l’Âne! le Sapin! le Hêtre!… Tylô! Tylô! Tylô!…
[Traînant ses liens brisés, le Chien bondit de derrière le tronc du Chêne et, bousculant Arbres et Animaux, se jette devant Tyltyl qu’il détend avec rage.]
LE CHIEN [tout en distribuant d’énormes coups de dent]. Voilà! voilà! mon petit dieu!… N’aie pas peur! Allons-y!… J’ai de bons coups de gueule!… Tiens, voilà pour toi, l’Ours, là dans ton gros derrière!… Voyons, qui en veut encore?… Voilà pour le Cochon, et ça pour le Cheval et la queue du Taureau! Voilà! j’ai déchiré la culotte du Hêtre et le jupon du Chêne!… Le Sapin fiche le camp!… C’est égal, il fait chaud!…
TYLTYL [accablé]. Je n’en peux plus!… Le Cyprès m’a donné un grand coup sur la tête…
LE CHIEN. Aïe! c’est un coup du Saule!… Il m’a cassé la patte!…
TYLTYL. Ils reviennent à la charge! Tous ensemble!… Cette fois, c’est le Loup!…
LE CHIEN. Attends, que je l’étrenne!…
LE LOUP. Imbécile!… Notre frère!… Ses parents ont noyé tes petits!…
LE CHIEN. Ils ont bien fait!… Tant mieux!… C’est qu’ils te ressemblaient!…
TOUS LES ARBRES et TOUS LES ANIMAUX. Renégat!… Idiot!… Traître! Félon! Nigaud!… Judas!… Laisse-le! C’est la mort! Viens à nous!
LE CHIEN [ivre d’ardeur et de dévouement]. Non! non!… Seul contre tous!… Non, non!… Fidèle aux dieux! aux meilleurs! aux plus grands!… [À Tyltyl.] Prends garde, voici l’Ours!… Méfie-toi du Taureau… Je vais lui sauter à la gorge… Aïe!… C’est un coup de pied… L’Âne m’a cassé deux dents…
TYLTYL. Je ne peux plus, Tylô!… Aïe!… C’est un coup de l’Orme… Regarde, ma main saigne… C’est le Loup ou le Porc…
LE CHIEN. Attends, mon petit dieu… Laisse-moi t’embrasser. Là, un bon coup de langue… Ça te fera du bien… Reste bien derrière moi… Ils n’osent plus approcher… Si!… Les voilà qui reviennent!… Ah! ce coup, c’est sérieux!… Tenons ferme!…
TYLTYL [se laissant tomber sur le sol]. Non, ce n’est plus possible…
LE CHIEN. On vient!… J’entends, je flaire!…
TYLTYL. Où donc?… Qui donc?…
LE CHIEN. Là! là!… C’est la Lumière!… Elle nous a retrouvés!… Sauvés, mon petit roi!… Embrassemoi!… Sauvés!… regarde!… Ils se méfient!… Ils s’écartent!… Ils ont peur!…
TYLTYL. La Lumière!… La Lumière!… Venez donc!… Hâtez-vous!… Ils se sont révoltés!… Ils sont tous contre nous!…
[Entre la Lumière: à mesure qu’elle s’avance, l’Aurore se lève sur la forêt qui s’éclaire.]
LA LUMIÈRE. Qu’est-ce donc?… Qu’y a-t-il?… Mais, malheureux! tu ne savais donc pas!… Tourne e Diamant! Ils rentreront dans le Silence et dans l’Obscurité; et tu ne verras plus leurs sentiments…
[Tyltyl tourne le Diamant. – Aussitôt les âmes de tous les Arbres se précipitent dans les troncs qui se referment. – Les âmes des Animaux disparaissent également; et l’on voit, au loin, brouter une Vache et un Mouton paisibles, etc. – La Forêt redevient innocente. Étonné, Tyltyl regarde autour de soi.] TYLTYL. Où sont-ils?… Qu’avaient-ils?… Estce qu’ils étaient fous?…
LA LUMIÈRE. Mais non, ils sont toujours ainsi; mais on ne le sait pas parce qu’on ne le voit pas… Je te l’avais bien dit: il est dangereux de les réveiller quand je ne suis pas là…
TYLTYL [essuyant son couteau]. C’est égal; sans le Chien et si je n’avais pas eu mon couteau… Je n’aurais jamais cru qu’ils fussent si méchants!…
LA LUMIÈRE. Tu vois bien que l’Homme est tout seul contre tous, en ce monde…
LE CHIEN. Tu n’as pas trop de mal, mon petit dieu?…
TYLTYL. Rien de grave… Quant à Mytyl, ils ne l’ont pas touchée… Mais toi, mon bon Tylô?… Tu as la bouche en sang, et ta patte est cassée?…
LE CHIEN. Pas la peine d’en parler… Demain, il n’y paraîtra plus… Mais l’affaire était chaude!…
LA CHATTE [sortant d’unfourré en boitant]. Je crois bien!… Le Bœuf m’a donné un coup de corne dans le ventre… On n’en voit pas la trace, mais il me fait bien mal… Et le Chêne m’a cassé la patte…
LE CHIEN. J’aimerais bien savoir laquelle…
MYTYL [caressant la Chatte]. Ma pauvre Tylette, est-ce vrai?… Où donc te trouvais-tu?… Je ne t’ai pas aperçue…
LA CHATTE [hypocritement]. Petite mère, j’ai été blessée tout de suite, en attaquant le vilain Porc qui voulait te manger… C’est alors que le Chêne m’a donné ce grand coup qui m’a étourdie…
LE CHIEN [à la Chatte, entre les dents]. Toi, tu sais, ’ai deux mots à te dire… Tu ne perdras rien pour attendre!…
LA CHATTE [plaintivement, à Mytyl]. Petite mère, l m’insulte… Il veut me faire du mal…
MYTYL [au Chien]. Veux-tu bien la laisser tranquille, vilaine bête…