Un épais brouillard d’où émerge, à droite, au tout premier plan, le tronc d’un gros chêne muni d’un écriteau. Clarté laiteuse, diffuse, impénétrable.
[Tyltyl et Mytyl se trouvent au pied du chêne.]
TYLTYL. Voici l’arbre!…
MYTYL. Il y a l’écriteau!…
TYLTYL. Je ne peux pas lire… Attends, je vais monter sur cette racine… C’est bien ça… C’est écrit: «Pays du Souvenir».
MYTYL. C’est ici qu’il commence?…
TYLTYL. Oui, il y a une flèche…
MYTYL. Eh bien, ou qu’ils sont, bon-papa et bonne-maman?
TYLTYL. Derrière le brouillard… Nous allons voir…
MYTYL. Je ne vois rien du tout!… Je ne vois plus mes pieds ni mes mains… [Pleurnichant.] J’ai froid!… Je ne veux plus voyager… Je veux rentrer à la maison…
TYLTYL. Voyons, ne pleure pas tout le temps, comme l’Eau… T’es pas honteuse? Une grande petite fille!… Regarde, le brouillard se lève déjà… Nous allons voir ce qu’il y a dedans…
[En effet, la brume s’est mise en mouvement; elle s’allège, s’éclaire, se disperse, s’évapore. Bientôt, dans une lumière de plus en plus transparente, on découvre, sous une voûte de verdure, une riante maisonette de paysan, couverte de plantes grimpantes. Les fenêtres et la porte sont ouvertes. On voit des ruches d’abeilles sous un auvent, des pots de fleurs sur l’appui des croisées, une cage ou dort un merle, etc. Près de la porte un banc, sur lequel sont assis, profondément endormis, un vieux paysan et sa femme, c’est-à-dire le grand-père et la grand’mère de Tyltyl.]
TYLTYL [les reconnaissant tout à coup.] C’est bon-papa et bonne-maman!…
MYTYL [battant des mains.] Oui! Oui!… C’est eux!… C’est eux!…
TYLTYL [encore un peu méfiant]. Attention!… On ne sait pas encore s’ils remuent… Restons derrière l’arbre…
[Grand’maman Tyl ouvre les yeux, lève la tête, s’étire, pousse un soupir, regarde grand-papa Tyl qui lui aussi sort lentement de son sommeil.]
GRAND’MAMAN TYL. J’ai idée que nos petits-enfants qui sont encore en vie viennent nous venir voir aujourd’hui…
GRAND-PAPA TYL. Bien sûr, ils pensent à nous; car je me sens tout chose et j’ai des fourmis dans les ambes…
GRAND’MAMAN TYL. Je crois qu’ils sont tout proches, car des larmes de joie dansent avant mes yeux…
GRAND-PAPA TYL. Non, non; ils sont fort oin… Je me sens encore faible…
GRAND’MAMAN TYL. Je te dis qu’ils sont là; ’ai déjà toute ma force…
TYLTYL et MYTYL [se précipitant de derrière le chêne]. Nous voilà!… Nous voilà!… Bon-papa, bonnemaman!… C’est nous!… C’est nous!…
GRAND-PAPA TYL. Là!… Tu vois!… Qu’est-ce que je disais! J’étais sûr qu’ils viendraient aujourd’hui…
GRAND’MAMAN TYL. Tyltyl! Mytyl!… C’est toi!… C’est elle!… C’est eux!… [S’efforçant de courir audevant d’eux.] Je ne peux pas courir!… J’ai toujours mes rhumatismes!
GRAND-PAPA TYL [accourant de même en clopinant]. Moi non plus… Rapport à ma jambe de bois qui remplace toujours celle que j’ai cassée en tombant du gros chêne…
[Les grands-parents et les enfants s’embrassent follement.]
GRAND’MAMAN TYL. Que tu es grandi et for-ci, mon Tyltyl!…
GRAND-PAPA TYL [caressant les cheveux de Mytyl]. Et Mytyl!… Regarde donc!… Les beaux cheveux, les beaux yeux!… Et puis, ce qu’elle sent bon!…
GRAND’MAMAN TYL. Embrassons-nous encore!… Venez sur mes genoux…
GRAND-PAPA TYL. Et moi, je n’aurai rien?…
GRAND’MAMAN TYL. Non, non… À moi d’abord… Comment vont Papa et Maman Tyl?…
TYLTYL. Fort bien, bonne-maman… Ils dormaient quand nous sommes sortis…
GRAND’MAMAN TYL [les contemplant et les accablant de caresses]. Mon Dieu, qu’ils sont jolis et bien débarbouillés!… C’est maman qui t’a débarbouillé?… Et tes bas ne sont pas troués!… C’est moi qui les reprisais autrefois. Pourquoi ne venez-vous pas nous voir plus souvent?… Cela nous fait tant de plaisir!… Voilà des mois et des mois que vous nous oubliez et que nous ne voyons plus personne…
TYLTYL. Nous ne pouvions pas, bonne-maman; et c’est grâce à la Fée qu’aujourd’hui…
GRAND’MAMAN TYL. Nous sommes toujours à, à attendre une petite visite de ceux qui vivent… Ils viennent si rarement!… La dernière fois que vous êtes venus, voyons, c’était quand donc?… C’était à la Toussaint, quand la cloche de l’église a tinté…
TYLTYL. À la Toussaint?… Nous ne sommes pas sortis ce jour-là, car nous étions fort enrhumés…
GRAND’MAMAN TYL. Non, mais vous avez pensé à nous…
TYLTYL. Oui…
GRAND’MAMAN TYL. Eh bien, chaque fois que vous pensez à nous, nous nous réveillons et nous vous revoyons…
TYLTYL. Comment, il suffit que…
GRAND’MAMAN TYL. Mais voyons, tu sais bien…
TYLTYL. Mais non, je ne sais pas…
GRAND’MAMAN TYL [à Grand-Papa Tyl]. C’est étonnant, là-haut… Ils ne savent pas encore… Ils n’apprennent donc rien?…
GRAND-PAPA TYL. C’est comme de notre temps… Les Vivants sont si bêtes quand ils parlent des Autres…
TYLTYL. Vous dormez tout le temps?…
GRAND PAPA TYL. Oui, nous dormons pas mal, en attendant qu’une pensée des Vivants nous réveille… Ah! c’est bien bon de dormir, quand la vie est finie… Mais il est agréable aussi de s’éveiller de temps en temps…
TYLTYL. Alors, vous n’êtes pas morts pour de vrai?…
GRAND-PAPA TYL [sursautant]. Que dis-tu?… Qu’est-ce qu’il dit?… Voilà qu’il emploie des mots que nous ne comprenons plus… Est-ce que c’est un mot nouveau, une invention nouvelle?…
TYLTYL. Le mot «mort»?…
GRAND-PAPA TYL. Oui; c’était ce mot-là… Qu’est-ce que ça veut dire?…
TYLTYL. Mais ça veut dire qu’on ne vit plus…
GRAND-PAPA TYL. Sont-ils bêtes, là-haut!…
TYLTYL. Est-ce qu’on est bien ici?…
GRAND-PAPA TYL. Mais oui; pas mal, pas mal; et même si l’on priait encore…
TYLTYL. Papa m’a dit qu’il ne faut plus prier…
GRAND-PAPA TYL. Mais si, mais si… Prier c’est se souvenir…
GRAND’MAMAN TYL. Oui, oui, tout irait bien, si seulement vous veniez nous voir plus souvent… Te rappelles-tu, Tyltyl?… La dernière fois, j’avais fait une belle tarte aux pommes… Tu en as mangé tant et tant que tu t’es fait du mal…
TYLTYL. Mais je n’ai pas mangé de tarte aux pommes depuis l’année dernière… Il n’y a pas eu de pommes cette année…
GRAND’MAMAN TYL. Ne dis pas de bêtises… Ici il y en a toujours…
TYLTYL. Ce n’est pas la même chose…
GRAND’MAMAN TYL. Comment? Ce n’est pas la même chose?… Mais tout est la même chose puisqu’on peut s’embrasser…
TYLTYL [regardant tour à tour son grand-père et sa grand’mère]. Tu n’as pas changé, bon-papa, pas du tout, pas du tout… Et bonne-maman non plus n’a pas changé du tout… Mais vous êtes plus beaux…
GRAND-PAPA TYL. Eh! ça ne va pas mal… Nous ne vieillissons plus… Mais vous, grandissezvous!… Ah! oui, vous poussez ferme!… Tenez, là, sur la porte, on voit encore la marque de la dernière fois… C’était à la Toussaint… Voyons, tiens-toi bien droit… [Tyltyl se dresse contre la porte.] Quatre doigts!… C’est énorme!… [Mytyl se dresse également contre la porte.] Et Mytyl, quatre et demi!… Ah, ah! la mauvaise graine!… Ce que ça pousse, ce que ça pousse!…
TYLTYL [regardant autour de soi avec ravissement]. Comme tout est bien de même, comme tout est à sa place!… Mais comme tout est plus beau!… Voilà l’horloge avec la grande aiguille dont j’ai cassé la pointe…
GRAND-PAPA TYL. Et voici la soupière que tu as écornée…
TYLTYL. Et voilà le trou que j’ai fait à la porte, e jour que j’ai trouvé le vilebrequin…
GRAND-PAPA TYL. Ah oui, tu en as fait des dégâts!… Et voici le prunier où tu aimais tant grimper quand je n’étais pas là… Il a toujours ses belles prunes rouges…
TYLTYL. Mais elles sont bien plus belles!…
MYTYL. Et voici le vieux merle!… Est-ce qu’il chante encore?…
[Le merle se réveille et se met à chanter à tuetête.]
GRAND’MAMAN TYL. Tu vois bien… Dès que ’on pense à lui…
TYLTYL [remarquant avec stupéfaction que le merle est parfaitement bleu]. Mais il est bleu!… Mais c’est lui, ’Oiseau Bleu que je dois rapporter à la Fée!… Et vous ne disiez pas que vous l’aviez ici! Oh! qu’il est bleu, bleu, bleu, comme une bille de verre bleu!… [Suppliant.] Bon-papa, bonne-maman, voulez-vous me le donner?…
GRAND-PAPA TYL. Bien oui, peut-être bien… Qu’en penses-tu, maman Tyl?…
GRAND’MAMAN TYL. Bien sûr, bien sûr… À quoi qu’il sert ici… Il ne fait que dormir… On ne l’entend jamais…
TYLTYL. Je vais le mettre dans ma cage… Tiens, où est-elle, ma cage?… Ah! c’est vrai, je l’ai oubliée derrière le gros arbre… [Il court à l’arbre, rapporte la cage et y enferme le merle.] Alors, vrai, vous me le donnez pour de vrai?… C’est la Fée qui sera contente!… Et la Lumière donc!…
GRAND-PAPA TYL. Tu sais, je n’en réponds pas, de l’oiseau… Je crains bien qu’il ne puisse plus s’habituer à la vie agitée de là-haut, et qu’il ne revienne ici par le premier bon vent… Enfin, on verra bien… Laisse-le là, pour l’instant, et viens donc voir la vache…
TYLTYL [remarquant les ruches]. Et les abeilles, dis, comment vont-elles?…
GRAND-PAPA TYL. Mais elles ne vont pas mal… Elles ne vivent plus non plus, comme vous dites là-bas; mais elles travaillent ferme…
TYLTYL [s’approchant des ruches]. Oh oui!… Ça sent le miel!… Les ruches doivent être lourdes!… Toutes les fleurs sont si belles!… Et mes petites sœurs qui sont mortes, sont-elles ici aussi?…
MYTYL. Et mes trois petits frères qu’on avait enterrés, où sont-ils?… [À ces mots, sept petits enfants de tailles inégales, en flûte de Pan, sortent un à un de la maison.]
GRAND’MAMAN TYL. Les voici, les voici!… Aussitôt qu’on y pense, aussitôt qu’on en parle, ils sont là, les gaillards!…
[Tyltyl et Mytyl courent au-devant des enfants. On se bouscule, on s’embrasse, on danse, on tourbillonne, on pousse des cris de joie.]
TYLTYL. Tiens, Pierrot!… [Ils se prennent aux cheveux.] Ah! nous allons nous battre encore comme dans le temps… Et Robert!… Bonjour, Jean!… Tu n’as plus ta toupie?… Madeleine et Pierrette, Pauline et puis Riquette…
MYTYL. Oh! Riquette, Riquette!… Elle marche encore à quatre pattes!…
GRAND’MAMAN TYL. Oui, elle ne grandit plus…
TYLTYL [remarquant le petit Chien qui jappe autour d’eux]. Voilà Kiki dont j’ai coupé la queue avec les ciseaux de Pauline… Il n’a pas changé non plus…
GRAND PAPA TYL [sentencieux]. Non, rien ne change ici…
TYLTYL. Et Pauline a toujours son bouton sur le nez!…
GRAND MAMAN TYL. Oui, il ne s’en va pas; il n’y a rien à faire…
TYLTYL. Oh! qu’ils ont bonne mine, qu’ils sont gras et luisants!… Qu’ils ont de belles joues!… Ils ont l’air bien nourris…
GRAND’MAMAN TYL. Ils se portent bien mieux depuis qu’ils ne vivent plus… Il n’y a plus rien à craindre, on n’est jamais malade, on n’a plus d’inquiétudes…
[Dans la maison, l’horloge sonne huit heures.]
GRAND’MAMAN TYL [stupéfaite]. Qu’est-ce que c’est?…
GRAND-PAPA TYL. Ma foi, je ne sais pas… Ce doit être l’horloge…
GRAND-MAMAN TYL. Ce n’est pas possible… Elle ne sonne jamais…
GRAND-PAPA TYL. Parce que nous ne pensons plus à l’heure… Quelqu’un a-t-il pensé à l’heure?…
TYLTYL. Oui, c’est moi… Quelle heure estl?…
GRAND-PAPA TYL. Ma foi, je ne sais plus… J’ai perdu l’habitude… Elle a sonné huit coups, ce doit être ce que là-haut, ils appellent huit heures.
TYLTYL. La Lumière m’attend à neuf heures moins le quart… C’est à cause de la Fée… C’est extrêmement important… Je me sauve…
GRAND’MAMAN TYL. Vous n’allez pas nous quitter ainsi au moment du souper!… Vite, vite, dressons la table devant la porte… J’ai justement une excellente soupe aux choux et une belle tarte aux prunes…
[On sort la table, on la dresse devant la porte, on apporte les plats, les assiettes, etc… Tous y aident.]
TYLTYL. Ma foi, puisque j’ai l’Oiseau Bleu… Et puis la soupe aux choux, il y a si longtemps!… Depuis que je voyage… On n’a pas ça dans les hôtels…
GRAND’MAMAN TYL. Voilà!… C’est déjà fait… À table, les enfants… Si vous êtes pressés, ne perdons pas de temps…
[On a allumé la lampe et servi la soupe. Les grands-parents et les enfants s’assoient autour du repas du soir, parmi des bousculades, des bourrades, des cris et des rires de joie.]
TYLTYL [mangeant gloutonnement]. Qu’elle est bonne!… Mon Dieu, qu’elle est donc bonne!… J’en veux encore! encore!
[Il brandit sa cuiller de bois et en frappe bruyamment son assiette.]
GRAND-PAPA TYL. Voyons, voyons, un peu de calme… Tu es toujours aussi mal élevé; et tu vas casser ton assiette…
TYLTYL [se dressant à demi sur son escabelle.] J’en veux encore, encore!…
[Il atteint et attire à soi la soupière qui se renverse et se répand sur la table, et de là sur les genoux des convives. Cris et hurlements d’échaudés.]
GRAND’MAMAN TYL. Tu vois!… Je te l’avais bien dit…
GRAND-PAPA TYL [donnant à Tyltyl une gifle retentissante.] Voilà pour toi!…
TYLTYL [un instant déconcerté, mettant ensuite la main sur la joue, avec ravissement.] Oh! oui, c’était comme ça, les claques que tu donnais quand tu étais vivant… Bon-papa, qu’elle est bonne et que ça fait du bien!… Il faut que je t’embrasse!…
GRAND-PAPA TYL. Bon, bon; il y en a encore si ça te fait plaisir…
[La demie de huit heures sonne à l’horloge.]
TYLTYL [sursautant.]. Huit heures et demie!… [il ette sa cuiller.] Mytyl, nous n’avons que le temps!…
GRAND-MAMAN TYL. Voyons!… Encore quelques minutes!… Le feu n’est pas à la maison… On se voit si rarement…
TYLTYL. Non, ce n’est pas possible… La Lumière est si bonne… Et je lui ai promis… Allons, Mytyl, allons!…
GRAND-PAPA TYL. Dieu, que les Vivants sont donc contrariants avec toutes leurs affaires et leurs agitations!…
TYLTYL [prenant sa cage et embrassant tout le monde en hâte et à la ronde]. Adieu, Bon-papa… Adieu, Bonne-maman… Adieu, frères, sœurs, Pierrot, Robert, Pauline, Madeleine, Riquette, et toi aussi, Kiki! Je sens bien que nous ne pouvons plus rester ici… Ne pleure pas, Bonne-maman, nous reviendrons souvent…
GRAND’MAMAN TYL. Revenez tous les jours!…
TYLTYL. Oui, oui! nous reviendrons le plus souvent possible…
GRAND’MAMAN TYL. C’est notre seule joie, et c’est une telle fête quand votre pensée nous visite!…
GRAND-PAPA TYL. Nous n’avons pas d’autres distractions…
TYLTYL. Vite, vite !… Ma cage !… Mon oiseau!…
GRAND-PAPA TYL [lui passant la cage]. Les voici!… Tu sais, je ne garantis rien; et s’il n’est pas bon teint!…
TYLTYL. Adieu! adieu!…
LES FRÈRES ET SŒURS TYL. Adieu, Tyltyl!… Adieu, Mytyl!… Pensez au sucre d’orge!… Adieu!… Revenez!… Revenez!…
[Tous agitent des mouchoirs tandis que Tyltyl et Mytyl s’éloignent lentement. Mais déjà, durant les dernières répliques, le brouillard du début s’est graduellement reformé, et le son des voix s’est affaibli, de manière qu’à la fin de la scène, tout a disparu dans la brume et qu’au moment où le rideau baisse, Tyltyl et Mytyl se retrouvent seuls visibles sous le gros chêne.]
TYLTYL. C’est par ici, Mytyl…
MYTYL. Où est la Lumière?…
TYLTYL. Je ne sais pas… [regardant l’oiseau dans a cage.] Tiens! l’oiseau n’est plus bleu!… Il est devenu noir!…
MYTYL. Donne-moi la main, petit frère… J’ai bien peur et bien froid…