Forcés de vivre devant un admirable paysage, les Oranais ont triomphé de cette redoutable épreuve en se couvrant de constructions bien laides. On s’attend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise des soirs. Et, mis à part le quartier espagnol, on trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon d’un escargot. Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert d’un ciel dur. Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais: c’est l’ennui.
Depuis longtemps, les Oranais n’errent plus. Ils ont accepté d’être mangés.
On ne peut pas savoir ce qu’est la pierre sans venir à Oran. Dans cette ville poussiéreuse entre toutes, le caillou est roi. On l’aime tant que les commerçants l’exposent dans leurs vitrines pour maintenir des papiers, ou encore pour la seule montre. On en fait des tas le long des rues, sans doute pour le plaisir des yeux, puisque, un an après, le tas est toujours là. Ce qui, ailleurs, tire sa poésie du végétal, prend ici un visage de pierre. On a soigneusement recouvert de poussière la centaine d’arbres qu’on peut rencontrer dans la ville commerçante. Ce sont des végétaux pétrifiés qui laissent tomber de leurs branches une odeur âcre et poussiéreuse. À Alger, les cimetières arabes ont la douceur que l’on sait. À Oran, au-dessus du ravin Ras-el-Aïn, face à la mer cette fois, ce sont, plaqués contre le ciel bleu, des champs de cailloux crayeux et friables où le soleil allume d’aveuglants incendies. Au milieu de ces ossements de la terre, un géranium pourpre, de loin en loin, donne sa vie et son sang frais au paysage. La ville entière s’est figée dans une gangue pierreuse. Vue des Planteurs, l’épaisseur des falaises qui l’enserrent est telle que le paysage devient irréel à force d’être minéral. L’homme en est proscrit. Tant de beauté pesante semble venir d’un autre monde.
Si l’on peut définir le désert un lieu sans âme où le ciel est seul roi, alors Oran attend ses prophètes. Tout autour et au-dessus de la ville, la nature brutale de l’Afrique est en effet parée de ses brûlants prestiges. Elle fait éclater le décor malencontreux dont on la couvre, elle pousse ses cris violents entre chaque maison et au-dessus de tous les toits. Si l’on monte sur une des routes, au flanc de la montagne de Santa-Cruz, ce qui apparaît d’abord, ce sont les cubes dispersés et coloriés d’Oran. Mais un peu plus haut, et déjà les falaises déchiquetées qui entourent le plateau s’accroupissent dans la mer comme des bêtes rouges. Un peu plus haut encore, et de grands tourbillons de soleil et de vent recouvrent, aèrent et confondent la ville débraillée, dispersée sans ordre aux quatre coins d’un paysage rocheux. Ce qui s’oppose ici, c’est la magnifique anarchie humaine et la permanence d’une mer toujours égale. Cela suffit pour que monte vers la route à flanc de coteau une bouleversante odeur de vie.
Le désert a quelque chose d’implacable. Le ciel minéral d’Oran, ses rues et ses arbres dans leur enduit de poussière, tout contribue à créer cet univers épais et impassible où le cœur et l’esprit ne sont jamais distraits d’eux-mêmes, ni de leur seul objet qui est l’homme. Je parle ici de retraites difficiles. On écrit des livres sur Florence ou Athènes. Ces villes ont formé tant d’esprits européens qu’il faut bien qu’elles aient un sens. Elles gardent de quoi attendrir ou exalter. Elles apaisent une certaine faim de l’âme dont l’aliment est le souvenir. Mais comment s’attendrir sur une ville où rien ne sollicite l’esprit, où la laideur même est anonyme, où le passé est réduit à rien? Le vide, l’ennui, un ciel indifférent, quelles sont les séductions de ces lieux? C’est sans doute la solitude et, peut-être, la créature. Pour une certaine race d’hommes, la créature, partout où elle est belle, est une amère patrie. Oran est l’une de ses mille capitales.
Le Central Sporting Club, rue du Fondouk, à Oran, donne une soirée pugilistique dont il affirme qu’elle sera appréciée par les vrais amateurs. En style clair, cela signifie que les boxeurs à l’affiche sont loin d’être des vedettes, que quelques-uns d’entre eux montent sur le ring pour la première fois, et qu’en conséquence on peut compter, sinon sur la science, du moins sur le cœur des adversaires. Un Oranais m’ayant électrisé par la promesse formelle «qu’il y aurait du sang», je me trouve ce soir-là parmi les vrais amateurs.
Apparemment, ceux-ci ne réclament jamais de confort. On a, en effet, dressé un ring au fond d’une sorte de garage crépi à la chaux, couvert de tôle ondulée et violemment éclairé. Des chaises pliantes ont été rangées en carré autour des cordes. Ce sont les «rings d’honneur». On a disposé des sièges dans la longueur, et, au fond de la salle, s’ouvre un vaste espace libre nommé promenoir, en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui s’y trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer de graves accidents. Dans cette caisse rectangulaire respirent un millier d’hommes et deux ou trois femmes – de celles qui, selon mon voisin, tiennent toujours «à se faire remarquer». Tout le monde sue férocement. En attendant les combats d’ «espoirs», un gigantesque pick-up broie du Tino Rossi. C’est la romance avant le meurtre.
La patience d’un véritable amateur est sans limites. La réunion annoncée pour vingt et une heures n’est pas encore commencée à vingt et une heure trente, et personne n’a protesté. Le printemps est chaud, l'odeur d’une humanité en manches de chemise exaltante. On discute ferme parmi les éclatements périodiques des bouchons de limonade et l’inlassable lamentation du chanteur corse. Quelques nouveaux arrivants sont encastrés dans le public, quand un projecteur fait pleuvoir une lumière aveuglante sur le ring. Les combats d’espoirs commencent.
Les espoirs, ou débutants, qui combattent pour le plaisir, ont toujours à cœur de le prouver en se massacrant d’urgence, au mépris de toute technique. Ils n’ont jamais pu durer plus de trois rounds. Le héros de la soirée à cet égard est le jeune «Kid Avion» qui, pour l’ordinaire, vend des billets de loterie aux terrasses des cafés. Son adversaire, en effet, a capoté malencontreusement hors du ring, au début du deuxième round, sous le choc d’un poing manié comme une hélice.
La foule s’est un peu animée, mais c’est encore une politesse. Elle respire avec gravité l’odeur sacrée de l’embrocation. Elle contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés, rendus plus authentiques encore par les dessins propitiatoires, sur la blancheur du mur, des ombres combattantes. Ce sont les prologues cérémonieux d’une religion sauvage et calculée. La transe ne viendra que plus tard.
Et, justement, le pick-up annonce Amar, «le coriace Oranais qui n’a pas désarmé», contre Pérez, «le puncheur algérois». Un profane interpréterait mal les hurlements qui accueillent la présentation des boxeurs sur le ring. Il imaginerait quelque combat sensationnel où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public. Au vrai, c'est bien une querelle qu’ils vont vider. Mais il s’agit de celle qui, depuis cent ans, divise mortellement Alger et Oran. Avec un peu de recul dans les siècles, ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc, comme le firent Pise et Florence en des temps plus heureux. Leur rivalité est d’autant plus forte qu’elle ne tient sans doute à rien. Ayant toutes les raisons de s’aimer, elles se détestent en proportion. Les Oranais accusent les Algérois de «chiqué». Les Algérois laissent entendre que les Oranais n'ont pas l’usage du monde. Ce sont là des injures plus sanglantes qu’il n’apparaît, parce qu’elles sont métaphysiques. Et faute de pouvoir s’assiéger, Oran et Alger se rejoignent, luttent et s’injurient sur le terrain du sport, des statistiques et des grands travaux.
C’est donc une page d’histoire qui se déroule sur le ring. Et le coriace Oranais, soutenu par un millier de voix hurlantes, défend contre Pérez une manière de vivre et l’orgueil d’une province. La vérité oblige à dire qu’Amar mène mal sa discussion. Son plaidoyer a un vice de forme: il manque d’allonge. Celui du puncheur algérois, au contraire, a la longueur voulue. Il porte avec persuasion sur l’arcade sourcilière de son contradicteur. L’Oranais pavoise magnifiquement, au milieu des vociférations d’un public déchaîné. Malgré les encouragements répétés de la galerie et de mon voisin, malgré les intrépides «Crève-le», «Donne-lui de l'orge», les insidieux «Coup bas», «Oh! l’arbitre, il a rien vu», les optimistes «Il est pompé», «Il en peut plus», l’Algérois est proclamé vainqueur aux points sous d’interminables huées. Mon voisin, qui parle volontiers d’esprit sportif, applaudit ostensiblement, dans le temps où il me glisse d’une voix éteinte par tant de cris: «Comme ça, il ne pourra pas dire là-bas que les Oranais sont des sauvages.»
Mais, dans la salle, des combats que le programme ne comportait pas ont déjà éclaté. Des chaises sont brandies, la police se fraye un chemin, l’exaltation est à son comble. Pour calmer ces bons esprits et contribuer au retour du silence, la «direction», sans perdre un instant, charge le pick-up de vociférer Sambre-et-Meuse. Pendant quelques minutes, la salle a grande allure. Des grappes confuses de combattants et d’arbitres bénévoles oscillent sous des poignes d’agents, la galerie exulte et réclame la suite par le moyen de cris sauvages, de cocoricos ou de miaulements farceurs noyés dans le fleuve irrésistible de la musique militaire.
Mais il suffit de l’annonce du grand combat pour que le calme revienne. Cela se fait brusquement, sans fioritures, comme des acteurs quittent le plateau, une fois la pièce finie. Avec le plus grand naturel, les chapeaux sont époussetés, les chaises rangées, et tous les visages revêtent sans transition l’expression bienveillante du spectateur honnête qui a payé sa place pour assister à un concert de famille.
Le dernier combat oppose un champion français de la marine à un boxeur oranais. Cette fois, la différence d’allonge est au profit de ce dernier. Mais ses avantages, pendant les premiers rounds, ne remuent pas la foule. Elle cuve son excitation, elle se remet. Son souffle est encore court. Si elle applaudit, la passion n’y est pas. Elle siffle sans animosité. La salle se partage en deux camps, il le faut bien pour la bonne règle. Mais le choix de chacun obéit à cette indifférence qui suit les grandes fatigues. Si le Français «tient», si l’Oranais oublie qu’on n’attaque pas avec la tête, le boxeur est courbé par une bordée de sifflets, mais aussitôt redressé par une salve d’applaudissements. Il faut arriver au septième round pour que le sport revienne à la surface, dans le même temps où les vrais amateurs commencent à émerger de leur fatigue. Le Français, en effet, est allé au tapis et, désireux de regagner des points, s’est rué sur son adversaire. «Ça y est, a dit mon voisin, ça va être la corrida.» En effet, c’est la corrida. Couverts de sueur sous l’éclairage implacable, les deux boxeurs ouvrent leur garde, tapent en fermant les yeux, poussent des épaules et des genoux, échangent leur sang et reniflent de fureur. Du même coup, la salle s’est dressée et scande les efforts de ses deux héros. Elle reçoit les coups, les rend, les fait retentir en mille voix sourdes et haletantes. Les mêmes qui avaient choisi leur favori dans l’indifférence se tiennent dans leur choix par entêtement, et s’y passionnent. Toutes les dix secondes, un cri de mon voisin pénètre dans mon oreille droite: «Vas-y, col bleu, allez, marine!» pendant qu’un spectateur devant nous hurle à l’Oranais: «Anda! hombre!» L’homme et le col bleu y vont et, avec eux, dans ce temple de chaux, de tôle et de ciment, une salle tout entière livrée à des dieux au front bas. Chaque coup qui sonne mat sur les pectoraux luisants retentit en vibrations énormes dans le corps même de la foule qui fournit avec les boxeurs son dernier effort.
Dans cette atmosphère, le match nul est mal accueilli. Il contrarie dans le public, en effet, une sensibilité toute manichéenne. Il y a le bien et le mal, le vainqueur et le vaincu. Il faut avoir raison si l’on n’a pas tort. La conclusion de cette logique impeccable est immédiatement fournie par deux mille poumons énergiques qui accusent les juges d’être vendus, ou achetés. Mais le col bleu est allé embrasser son adversaire sur le ring et boit sa sueur fraternelle. Cela suffit pour que la salle, immédiatement retournée, éclate en applaudissements. Mon voisin a raison: ce ne sont pas des sauvages.
La foule qui s’écoule au-dehors, sous un ciel plein de silence et d’étoiles, vient de livrer le plus épuisant des combats. Elle se tait, disparaît furtivement, sans forces pour l’exégèse. Il y a le bien et le mal, cette religion est sans merci. La cohorte des fidèles n’est plus qu’une assemblée d’ombres noires et blanches qui disparaît dans la nuit. C’est que la force et la violence sont des dieux solitaires. Ils ne donnent rien au souvenir. Ils distribuent, au contraire, leurs miracles à pleines poignées dans le présent. Ils sont à la mesure de ce peuple sans passé qui célèbre ses communions autour des rings. Ce sont des rites un peu difficiles, mais qui simplifient tout. Le bien et le mal, le vainqueur et le vaincu: à Corinthe, deux temples voisinaient, celui de la Violence et celui de la Nécessité.