Je suis né, dit-il, à Élizondo, dans la vallée de Baztan. Je m’appelle don José Lizarrabengoa, et vous connaissez assez l’Espagne, Monsieur, pour que mon nom vous dise aussitôt que je suis Basque et vieux chrétien. Si je prends le don, c’est que j’en ai le droit, et si j’étais à Élizondo, je vous montrerais ma généalogie sur parchemin. On voulait que je fusse d’église, et l’on me fit étudier, mais je ne profitais guère. J’aimais trop à jouer à la paume, c’est ce qui m’a perdu. Quand nous jouons à la paume, nous autres Navarrais, nous oublions tout. Un jour que j’avais gagné, un gars de l’Alava me chercha querelle; nous prîmes nos maquilas, et j’eus encore l’avantage; mais cela m’obligea de quitter le pays. Je rencontrai des dragons, et je m’engageai dans le régiment d’Almanza, cavalerie. Les gens de nos montagnes apprennent vite le métier militaire. Je devins bientôt brigadier, et on me promettait de me faire maréchal des logis, quand, pour mon malheur, on me mit de garde à la manufacture de tabacs à Séville. Si vous êtes allé à Séville, vous aurez vu ce grand bâtiment-là, hors des remparts, près du Guadalquivir. Il me semble en voir encore la porte et le corps de garde auprès. Quand ils sont de service, les Espagnols jouent aux cartes, ou dorment; moi, comme un franc Navarrais, je tâchais toujours de m’occuper. Je faisais une chaîne avec du fil de laiton, pour tenir mon épinglette. Tout d’un coup, les camarades disent: «Voilà la cloche qui sonne; les filles vont rentrer à l’ouvrage.» Vous saurez, monsieur, qu’il y a bien quatre à cinq cents femmes occupées dans la manufacture. Ce sont elles qui roulent les cigares dans une grande salle, où les hommes n’entrent pas sans une permission du Vingtquatre, parce qu’elles se mettent à leur aise, les jeunes surtout, quand il fait chaud. À l’heure où les ouvrières rentrent, après leur dîner, bien des jeunes gens vont les voir passer, et leur en content de toutes les couleurs. Il y a peu de ces demoiselles qui refusent une mantille de taffetas, et les amateurs, à cette pêche-là, n’ont qu’à se baisser pour prendre le poisson. Pendant que les autres regardaient, moi, je restais sur mon banc, près de la porte. J’étais jeune alors; je pensais toujours au pays, et je ne croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans jupes bleues et sans nattes tombant sur les épaules. D’ailleurs, les Andalouses me faisaient peur; je n’étais pas encore fait à leur manières: toujours à railler, jamais un mot de raison. J’étais donc le nez sur ma chaîne, quand j’entends des bourgeois qui disaient: «Voilà la gitanilla!» Je levai les yeux, et je la vis. C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. Je vis cette Carmen que vous connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois.
Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés avec des rubans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer ses épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. Elle avait encore une fleur de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Dans mon pays, une femme en ce costume aurait obligé le monde à se signer. À Séville, chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure; elle répondait à chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle était. D’abord elle ne me plut pas, et je repris mon ouvrage; mais elle, suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et s’adressa la parole:
– Compère, me dit-elle à la façon andalouse, veux-tu me donner ta chaîne pour tenir les clefs de mon coffre-fort?
– C’est pour attacher mon épinglette, lui répondis-je.
– Ton épinglette! s’écria-t-elle en riant. Ah! monsieur fait de la dentelle, puisqu’il a besoin d’épingles!
Tout le monde qui était là se mit à rire, et moi je me sentais rougir, et je ne pouvais trouver rien à lui répondre.
– Allons, mon cœur, reprit-elle, fais-moi sept aunes de dentelle noire pour une mantille, épinglier de mon âme!
Et prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre les deux yeux. Monsieur, cela me fit l’effet d’une balle qui m’arrivait… Je ne savais où me fourrer, je demeurais immobile comme une planche. Quand elle fut entrée dans la manufacture, je vis la fleur de cassie qui était tombée à terre entre mes pieds; je ne sais ce qui me prit, mais je la ramassai sans que mes camarades s’en aperçussent et je la mis précieusement dans ma veste. Première sottise!
Deux ou trois heures après, j’y pensais encore, quand arrive dans le corps de garde un portier tout haletant, la figure renversée. Il nous dit que dans la grande salle des cigares il y avait une femme assassinée, et qu’il fallait y envoyer la garde. Le maréchal me dit de prendre deux hommes et d’y aller voir. Je prends mes hommes et je monte. Figurez-vous, monsieur, qu’entré dans la salle je trouve d’abord trois cents femmes en chemise, ou peu s’en faut, toutes criant, hurlant, gesticulant, faisant un vacarme à ne pas entendre Dieu tonner. D’un côté, il y en avait une, les quatre fers en l’air, couverte de sang, avec un X sur la figure qu’on venait de lui marquer en deux coups de couteau. En face de la blessée, que secouraient le meilleures de la bande, je vois Carmen tenue par cinq ou six commères. La femme blessée criait: «Confession! confession! je suis morte!» Carmen ne disait rien; elle serrait les dents, et roulait des yeux comme un caméléon.
– Qu’est-ce que c’est? demandai-je.
J’eus grand-peine à savoir ce qui s’était passé, car toutes les ouvrières me parlaient à la fois. Il paraît que la femme blessée s’était vantée d’avoir assez d’argent en poche pour acheter un âne au marché de Triana. «Tiens, dit Carmen, qui avait une langue, tu n’as donc pas assez d’un balai?» L’autre, blessée du reproche, peut-être parce qu’elle se sentait véreuse sur l’article, lui répond qu’elle ne se connaissait pas en balais, n’ayant pas l’honneur d’être bohémienne ni filleule de Satan, mais que mademoiselle Carmencita ferait bientôt connaissance avec son âne, quand M. le corrégidor la mènerait à la promenade avec deux laquais par derrière pour l’émoucher. «Eh bien, moi, dit Carmen, je te ferai des abreuvoirs à mouches sur la joue, et je veux y peindre un damier. Là-dessus, vli-vlan!» elle commence, avec le couteau dont elle coupait le bout des cigares, à lui dessiner des croix de Saint-André sur la figure.
Le cas était clair; je pris Carmen par le bras: «Ma sœur, lui dis-je poliment, il faut me suivre.» Elle me lança un regard comme si elle me reconnaissait; mais elle dit d’un air résigné: «Marchons. Où est ma mantille?» Elle la mit sur sa tête de façon à ne montrer qu’un seul de ses grands yeux, et suivit mes deux hommes, douce comme un mouton. Arrivés au corps de garde, le maréchal des logis dit que c’était grave, et qu’il fallait la mener à la prison. C’était encore moi qui devais la conduire. Je la mis entre deux dragons et je marchais derrière comme un brigadier doit faire en semblable rencontre. Nous nous mîmes en route pour la ville. D’abord la bohémienne avait gardé le silence; mais dans la rue du Serpent, – vous la connaissez, elle mérite bien son nom par les détours qu’elle fait, – dans la rue du Serpent, elle commence par laisser tomber sa mantille sur ses épaules, afin de me montrer son minois enjôleur, et, se tournant vers moi autant qu’elle pouvait, elle me dit:
– Mon oficier, où me menez-vous?
– À la prison, ma pauvre enfant, lui répondisje le plus doucement que je pus, comme un bon soldat doit parler à un prisonnier, surtout à une femme.
– Hélas! que deviendrai-je? Seigneur oficier, ayez pitié de moi. Vous êtes si jeune, si gentil!.. Puis, d’un ton plus bas: Laissez-moi m’échapper, dit-elle, je vous donnerai un morceau de la bar lachi, qui vous fera aimer de toute les femmes.
La bar lachi, monsieur, c’est la pierre d’aimant, avec laquelle les bohémiens prétendent qu’on fait quantité de sortilèges quand on sait s’en servir. Faites-en boire à une femme une pincée râpée dans un verre de vin blanc, elle ne résiste plus. Moi, je lui répondis le plus sérieusement que je pus:
– Nous ne sommes pas ici pour dire des balivernes; il faut aller à la prison, c’est la consigne, et il n’y a pas de remède.
Nous autres gens du pays basque, nous avons un accent qui nous fait reconnaître facilement des Espagnols; en revanche, il n’y en a pas un qui puisse seulement apprendre à dire baï, jaona. Carmen donc n’eut pas de peine à deviner que je venais des provinces. Vous saurez que les bohémiens, monsieur, comme n’étant d’aucun pays, voyageant toujours, parlent toutes les langues, et la plupart sont chez eux en Portugal, en France, dans les provinces, en Catalogne, partout; même avec les Maures et les Anglais, ils se font entendre. Carmen savait assez bien le basque. «Laguna ene bihotsarena », camarade de mon cœur, me dit-elle tout à coup, êtes-vous du pays?
Notre langue, monsieur, est si belle, que, lorsque nous l’entendons en pays étranger, cela nous fait tressaillir… «Je voudrais avoir un confesseur des provinces», ajouta plus bas le bandit. Il reprit après un silence:
– Je suis d’Elizondo, lui répondis-je en basque, fort ému de l’entendre parler ma langue.
– Moi, je suis d’Etchalar, dit-elle. – C’est un pays à quatre heures de chez nous. – J’ai été emmenée par des bohémiens à Séville. Je travaillais à la manufacture pour gagner de quoi retourner en Navarre, près de ma pauvre mère qui n’a que moi pour soutien, et un petit barratcea avec vingt pommiers à cidre. Ah! si j’étais au pays, devant la montagne blanche! On m’a insultée parce que je ne suis pas de ce pays de filous, marchands d’oranges pourries; et ces gueuses se sont mises toutes contre moi, parce que je leur ai dit que tous leurs jacques de Séville, avec leurs couteaux, ne feraient pas peur à un gars de chez nous avec son béret bleu et son maquila. Camarade, mon ami, ne ferez-vous rien pour une payse?
Elle mentait, monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité; mais, quand elle parlait, je la croyais: c’était plus fort que moi. Elle estropiait le basque, et je la crus Navarraise; ses yeux seuls et sa bouche et son teint la disaient bohémienne. J’étais fou, je ne faisais plus attention à rien. Je pensais que, si des Espagnols s’étaient avisés de mal parler du pays, je leur aurais coupé la figure, tout comme elle venait de faire à sa camarade. Bref, j’etais comme un homme ivre; je commençais à dire des bêtises, j’étais tout près d’en faire.
– Si je vous poussais, et si vous tombiez, mon pays, reprit-elle en basque, ce ne seraient pas ces deux conscrits de Castillans qui me retiendraient…
Ma foi, j’oubliai la consigne et tout, et je lui dis:
– Eh bien, m’amie, ma payse, essayez, et que Notre-Dame de la Montagne vous soit en aide! – En ce moment, nous passions devant une de ces ruelles étroites comme il y en a tant à Séville. Tout à coup Carmen se retourne et me lance un coup de poing dans la poitrine. Je me laissai tomber exprès à la renverse. D’un bond, elle saute par-dessus moi et se met à courir en nous montrant une paire de jambes!.. On dit jambes de Basque: les siennes en valaient bien d’autres… aussi vites que bien tournées. Moi, je me relève aussitôt; mais je mets ma lance en travers, de façon à barrer la rue, si bien que, de prime abord, les camarades furent arrêtés au moment de la poursuivre. Puis je me mis moi-même à courir, et eux après moi; mais l’atteindre! il n’y avait pas de risque, avec nos éperons, nos sabres et nos lances! En moins de temps que j’en mets à vous le dire, la prisonnière avait disparu. D’ailleurs, toutes les commères du quartier favorisaient sa fuite, et se moquaient de nous, et nous indiquaient la fausse voie. Après plusieurs marches et contre-marches, il fallut nous en revenir au corps de garde sans un reçu du gouverneur de la prison.
Mes hommes, pour n’être pas punis, dirent que Carmen m’avait parlé basque; et il ne paraissait pas trop naturel, pour dire à la vérité, qu’un coup de poing d’une tant petite fille eût terrassé si facilement un gaillard de ma force. Tout cela parut louche, ou plutôt trop clair. En descendant la garde, je fus dégradé et envoyé pour un mois à la prison. C’était ma première punition depuis que j’étais au service. Adieu des galons de maréchal des logis que je croyais déjà tenir!
Mes premiers jours de prison se passèrent fort tristement. En me faisant soldat, je m’étais figuré que je deviendrais tout au moins oficier. Longa, Mina, mes compatriotes, sont bien capitaines généraux; Chapalangarra, qui est un négro comme Mina, et réfugié comme lui dans votre pays, Chapalangarra était colonel, et j’ai joué à la paume vingt fois avec son frère, qui était un pauvre diable comme moi. Maintenant je me disais: Tout le temps que tu as servi sans punition, c’est du temps perdu. Te voilà mal noté; pour te remettre bien dans l’esprit des chefs il te faudra travailler dix fois plus que lorsque tu es venu comme conscrit! Et pour quoi me suis-je fait punir? Pour une coquine de bohémienne qui s’est moquée de moi, et qui, dans ce moment, est à voler dans quelque coin de la ville. Pourtant je ne pouvais m’empêcher de penser à elle. Le croiriez-vous, monsieur? ses bas de soie troués qu’elle me faisait voir tout en plein en s’enfuyant, je les avais toujours devant les yeux. Je regardais par les barreaux de prison dans la rue, et, parmi toutes les femmes qui passaient, je n’en voyais pas une seule qui valût cette diable de fille-là. Et puis, malgré moi, je sentais la fleur de cassie qu’elle m’avait jetée, et qui, sèche, gardait toujours sa bonne odeur… S’il y a des sorcières, cette fille-là en était une!
Un jour, le geôlier entre, et me donne un pain d’Alcalà. «Tenez, dit-il, voilà ce que votre cousine vous envoie.» Je pris le pain, fort étonné, car je n’avais pas de cousine à Séville. C’est peutêtre une erreur, pensais-je en regardant le pain; mais il était si appétissant, il sentait si bon, que, sans m’inquiéter de savoir d’où il venait et à qui il était destiné, je résolus de le manger. En voulant le couper, mon couteau rencontra quelque chose de dur. Je regarde, et je trouve une petite lime anglaise qu’on avait glissée dans la pâte avant que le pain fût cuit. Il y avait encore dans le pain une pièce d’or de deux piastres. Plus de doute alors, c’était un cadeau de Carmen. Pour les gens de sa race, la liberté est tout, et ils mettraient le feu à une ville pour s’épargner un jour de prison. D’ailleurs, la commère était fine, et avec ce pain-là on se moquait des geôliers. En une heure, le plus gros barreau était scié avec la petite lime; et avec la pièce de deux piastres, chez le premier fripier, je changeais ma capote d’uniforme pour un habit bourgeois. Vous pensez bien qu’un homme qui avait déniché maintes fois des aiglons dans nos rochers ne s’embarrassait guère de descendre dans la rue, d’une fenêtre haute de moins de trente pieds; mais je ne voulais pas m’échapper. J’avais encore mon honneur de soldat, et déserter me semblait un grand crime. Seulement, je fus touché de cette marque de souvenir. Quand on est en prison, on aime à penser qu’on a dehors un ami qui s’intéresse à vous. La pièce d’or m’offusquait un peu, j’aurais bien voulu la rendre; mais où trouver mon créancier? cela ne me semblait pas facile.
Après la cérémonie de la dégradation, je croyais n’avoir plus rien à souffrir; mais il me restait encore une humiliation à dévorer: ce fut à ma sortie de prison, lorsqu’on me commanda de service et qu’on me mit en faction comme un simple soldat. Vous ne pouvez vous figurer ce qu’un homme de cœur éprouve en pareille occasion. Je crois que j’aurais aimé autant à être fusillé. Au moins on marche seul, en avant de son peloton; on se sent quelque chose; le monde vous regarde.
Je fus mis en faction à la porte du colonel. C’était un jeune homme riche, bon enfant, qui aimait à s’amuser. Tous les jeunes oficiers étaient chez lui, et force bourgeois, des femmes aussi, des actrices, à ce qu’on disait. Pour moi, il me semblait que toute la ville s’était donné rendezvous à sa porte pour me regarder. Voilà qu’arrive la voiture du colonel, avec son valet de chambre sur le siège. Qu’est-ce que je vois descendre?… la gitanella. Elle était parée, cette fois, comme une châsse, pomponnée, attifée, tout or et tout rubans. Une robe à paillettes, des souliers bleus à paillettes aussi, des fleurs et des galons partout. Elle avait un tambour de basque à la main. Avec elle il y avait deux autres bohémiennes, une jeune et une vieille. Il y a toujours une vieille pour les mener; puis un vieux avec une guitare, bohémien aussi, pour jouer et les faire danser. Vous savez qu’on s’amuse souvent à faire venir des bohémiennes dans les sociétés, afin de leur faire danser la romalis, c’est leur danse, et souvent bien autre chose.
Carmen me reconnut, et nous échangeâmes un regard. Je ne sais, mais, en ce moment, j’aurais voulu être à cent pieds sous terre.
– Agur laguna, dit-elle. Mon officier, tu montes la garde comme un conscrit! Et, avant que j’eusse trouvé un mot à répondre, elle était dans la maison.
Toute la société était dans le patio, et, malgré la foule, je voyais à peu près tout ce qui se passait à travers la grille. J’entendais les castagnettes, letambour, les rires et les bravos; parfois j’apercevais sa tête quand elle sautait avec son tambour. Puis j’entendais encore des officiers qui lui disaient bien des choses qui me faisait monter le rouge à la figure. Ce qu’elle répondait, je ne savais rien. C’est de ce jour-là, je pense que je me mis à l’aimer pour tout de bon; car l’idée me vint trois ou quatre fois d’entrer dans le patio, et de donner de mon sabre dans le ventre à tous ces freluquets qui lui contaient fleurettes. Mon supplice dura une bonne heure; puis les bohémiens sortirent, et la voiture les ramena. Carmen, en passant, me regarda encore avec les yeux que vous savez, et me dit très bas:
– Pays, quand on aime la bonne friture, on en va manger à Triana, chez Lillas Pastia. Légère comme un cabri, elle s’élança dans la voiture, le cocher fouetta ses mules, et toute la bande joyeuse s’en alla je ne sais où.
Vous devinez bien qu’en descendant ma garde j’allai à Triana; mais d’abord je me fis raser et je me brossai comme pour un jour de parade. Elle était chez Lillas Pastia, un vieux marchand de friture, bohémien, noir comme un Maure, chez qui beaucoup de bourgeois venaient manger du poisson frit, surtout, je crois, depuis que Carmen y avait pris ses quartiers.
– Lillas, dit-elle sitôt qu’elle me vit, je ne fais plus rien de la journée. Demain il fera jour! Allons, pays, allons nous promener.
Elle mit sa mantille devant son nez, et nous voilà dans la rue, sans savoir où j’allais.
– Mademoiselle, lui dis-je, je crois que j’ai à vous remercier d’un présent que vous m’avez envoyé quand j’étais en prison. J’ai mangé le pain; la lime me servira pour afiler ma lance, et je la garde comme souvenir de vous; mais l’argent, le voilà.
– Tiens! il a gardé l’argent, s’écria-t-elle en éclatant de rire. Au reste, tant mieux, car je ne suis guère en fonds; mais qu’importe? chien qui chemine ne meurt pas de famine. Allons, mangeons tout. Tu me régales.
Nous avions repris le chemin de Séville. À l’entrée de la rue du Serpent, elle acheta une douzaine d’oranges, qu’elle me fit mettre dans mon mouchoir. Un peu plus loin, elle acheta encore un pain, du saucisson, une bouteille de manzanilla; puis enfin elle entra chez un confiseur. Là, elle jeta sur le comptoir la pièce d’or que je lui avais rendue, une autre encore, qu’elle avait dans sa poche, avec quelque argent blanc; enfin elle me demanda tout ce que j’avais. Je n’avais qu’une piécette et quelques cuartos, que je lui donnai, fort honteux de n’avoir pas davantage. Je crus qu’elle voulait emporter toute la boutique. Elle prit tout ce qu’il y avait de plus beau et de plus cher, yemas, turon, fruits confits, tant que l’argent dura. Tout cela, il fallut encore que je le portasse dans des sacs de papier. Vous connaissez peut-être la rue du Candilejo, où il y a une tête du roi don Pedro le Justicier. Elle aurait dû m’inspirer desréflexions. Nous nous arrêtâmes, dans cette rue-là, devant une vielle maison. Elle entra dans l’allée, et frappa au rez-de-chaussée. Une bohémienne, vraie servante de Satan, vint nous ouvrir. Carmen lui dit quelques mots en romani. La vieille grogna d’abord. Pour l’apaiser, Carmen lui donna deux oranges et une poignée de bonbons, et lui permit de goûter au vin. Puis elle lui mit sa mante sur le dos et la conduisit à la porte, qu’elle ferma avec le barre de bois. Dès que nous fûmes seuls, elle se mit à danser et à rire comme une folle, en chantant:
– Tu es mon rom, je suis ta romi.
Moi, j’étais au milieu de la chambre, chargé de toutes ses emplettes, ne sachant où les poser. Elle jeta tout par terre, et me sauta au cou, en me disant: «Je paye mes dettes, je paye mes dettes! c’est la loi des Calés!» Ah! monsieur, cette journée-là! cette journée-là!.. quand j’y pense, j’oublie celle de demain.
Le bandit se tut un instant; puis, après avoir rallumé son cigare, il reprit:
– Nous passâmes ensemble toute la journée, mangeant, buvant, et le reste. Quand elle eut mangé des bonbons comme un enfant de six ans, elle en fourra des poignées dans la jarre d’eau de la vieille. «C’est pour lui faire du sorbet, disait-elle.» Elle écrasait des yemas en les lançant contre la muraille. «C’est pour que les mouches nous laissent tranquilles,» disait-elle… Il n’y a pas de tour ni de bêtise qu’elle ne fit. Je lui dis que je voudrais la voir danser; mais où trouver des castagnettes? Aussitôt elle prend la seule assiette de la vieille, la casse en morceaux, et la voilà qui danse la romalis en faisant claquer les morceaux de faïence aussi bien que si elle avait des castagnettes d’ébène où d’ivoire. On ne s’ennuyait pas auprès de cette fille-là, je vous en réponds. Le soir vint, et j’entendis les tambours qui battaient la retraite.
– Il faut que j’aille au quartier pour l’appel, lui dis-je.
– Au quartier? dit-elle d’un air de mépris; tu es donc un nègre, pour te laisser mener à la baguette? Tu es un vrai canari, d’habit et de caractère. Va, tu as un cœur de poulet.
Je restai, résigné d’avance à la salle de police. Le matin, ce fut elle qui parla la première de nous séparer.
– Écoute, Joseito, dit-elle; t’ai-je payé? D’après notre loi, je ne te devais rien, puisque tu es un payllo, mais tu es un joli garçon, es tu m’as plu. Nous sommes quittes. Bonjour.
Je lui demandai quand je la reverrai.
– Quand tu seras moins niais, répondit-elle en riant. Puis, d’un ton plus sérieux: Sais-tu, mon fils, que je crois que je t’aime un peu? Mais cela ne peut durer. Chien et loup ne font pas longtemps bon ménage. Peut-être que, si tu prenais la loi d’Égypte, j’aimerais à devenir ta romi. Mais, ce sont des bêtises: cela ne se peut pas. Bah! mon garçon, crois-moi, tu en es quitte à bon compte. Tu as rencontré le diable, oui, le diable; il n’est pas toujours noir, il ne t’a pas tordu le cou. Je suis habillée de laine, mais je ne suis pas mouton. Va mettre un cierge devant ta majari; elle l’a bien gagné. Allons, adieu encore une fois. Ne pense plus à Carmencita, ou elle te ferait épouser une veuve à jambes de bois.
En parlant ainsi, elle défaisait la barre qui fermait la porte, et une fois dans la rue elle s’enveloppa dans sa mantille et me tourna les talons.
Elle disait vrai. J’aurais été sage de ne plus penser à elle; mais, depuis cette journée dans la rue du Candilejo, je ne pouvais plus songer à autre chose. Je me promenais tout le jour, espérant la rencontrer. J’en demandais des nouvelles à la vieille et au marchand de friture. L’un et l’autre répondaient qu’elle était partie pour Laloro, c’est ainsi qu’ils appellent le Portugal. Probablement c’était d’après les instructions de Carmen qu’ils parlaient de la sorte, mais je ne tardai pas à savoir qu’ils mentaient. Quelques semaines après ma journée de la rue du Candilejo, je fus de faction à une des portes de la ville. À peu de distance de cette porte, il y avait une brèche qui s’était faite dans le mur d’enceinte; on y travaillait pendant le jour, et la nuit on y mettait un factionnaire pour empêcher les fraudeurs. Pendant le jour, je vis Lillas Pastia passer et repasser autour du corps de garde, et causer avec quelques-uns de mes camarades; tous le connaissaient, et ses poissons et ses beignets encore mieux. Il s’approcha de moi et me demanda si j’avais des nouvelles de Carmen.
– Non, lui dis-je.
– Eh bien, vous en aurez, compère.
Il ne se trompait pas. La nuit, je fus mis de faction à la brèche. Dès que le brigadier se fut retiré, je vis venir à moi une femme. Le cœur me disait que c’était Carmen. Cependant je criai: Au large! on ne passe pas!
– Ne faites donc pas le méchant, me dit-elle en se faisant connaître à moi.
– Quoi! vous voilà, Carmen!
– Oui, mon pays. Parlons peu, parlons bien. Veux-tu gagner un douro? Il va venir des gens avec des paquets; laisse-les faire.
– Non, répondis-je. Je dois les empêcher de passer; c’est la consigne.
– La consigne! la consigne! Tu n’y pensais pas rue du Candilejo.
– Ah! répondis-je, tout bouleversé par ce seul souvenir, cela valait bien la peine d’oublier la consigne; mais je ne veux pas de l’argent des contrebandiers.
– Voyons, si tu ne veux pas d’argent, veux-tu que nous allions encore dîner chez la vieille Dorothée?
– Non! dis-je à moitié étranglé par l’effort que je faisais. Je ne puis pas.
– Fort bien. Si tu es dificile, je sais à qui m’adresser. J’offrirai à ton oficier d’aller chez Dorothée. Il a l’air d’un bon enfant, et il fera mettre en sentinelle un gaillard qui ne verra que ce qu’il faudra voir. Adieu, canari. Je rirai bien le jour où la consigne sera de te pendre.
J’eus la faiblesse de la rappeler, et je promis de laisser passer toute la bohème, s’il fallait, pourvu que j’obtinsse la seule récompense que je désirais. Elle me jura aussitôt de me tenir parole dès le lendemain, et courut prévenir ses amis, qui étaient à deux pas. Il y en avait cinq, dont était Pastia, tous bien chargés de marchandises anglaises. Carmen faisait le guet. Elle devait avertir avec ses castagnettes dès qu’elle apercevrait la ronde, mais elle n’en eut pas besoin. Les fraudeurs firent leur affaire en un instant.
Le lendemain, j’allai rue du Candilejo. Carmen se fit attendre, et vint d’assez mauvaise humeur.
– Je n’aime pas les gens qui se font prier, dit-elle. Tu m’as rendu un plus grand service la première fois, sans savoir si tu y gagnerais quelque chose. Hier, tu as marchandé avec moi. Je ne sais pas pourquoi je suis venue car je ne t’aime plus. Tiens, va-t’en, voilà un douro pour ta peine.
Peu s’en fallut que je ne lui jetasse la pièce à la tête, et je fus obligé de faire un effort violent sur moi-même pour ne pas la battre. Après nous être disputés pendant une heure, je sortis furieux. J’errai quelque temps par la ville, marchant deçà et delà comme un fou; enfin j’entrai dans une église, et, m’étant mis dans le coin le plus obscur, je pleurai à chaudes larmes. Tout d’un coup j’entends une voix:
– Larmes de dragon! j’en veux faire un philtre. – Je lève les yeux, c’était Carmen en face de moi. – Eh bien, mon pays, m’en voulez-vous encore? me dit-elle. Il faut bien que je vous aime, malgré que j’en aie, car, depuis que vous m’avez quittée, je ne sais ce que j’ai. Voyons, maintenant c’est moi qui te demande si tu veux venir rue du Candilejo.
Nous fîmes donc la paix; mais Carmen avait l’humeur comme est le temps chez nous.
Jamais l’orage n’est si près dans nos montagnes que lorsque le soleil est le plus brillant. Elle m’avait promis de me revoir une autre fois chez Dorothée, et elle ne vint pas. Et Dorothée me dit de plus belle qu’elle était allée à Laloro pour les affaires d’Égypte.
Sachant déjà par expérience à quoi m’en tenir là-dessus, je cherchais Carmen partout où je croyais qu’elle pouvait être, et je passais vingt fois par jour dans la rue du Candilejo. Un soir, j’étais chez Dorothée, que j’avais presque apprivoisée en lui payant de temps à autre quelque verre d’anisette, lorsque Carmen entra suivie d’un jeune homme, lieutenant dans notre régiment.
– Va-t’en vite, me dit-elle en basque.
Je restais stupéfait, la rage dans le cœur.
– Qu’est-ce que tu fais ici? me dit le lieutenant. Décampe, hors d’ici!
Je ne pouvais faire un pas; j’étais comme perclus. L’oficier, en colère, voyant que je ne me retirais pas, et que je n’avais pas même ôté mon bonnet de police, me prit au collet et me secoua rudement. Je ne sais ce que je lui dis. Il tira son épée, et je dégainai. La vieille me saisit le bras, et le lieutenant me donna un coup au front, dont je porte encore la marque. Je reculai, et d’un coup de coude je jetai Dorothée à la renverse; puis, comme le lieutenant me poursuivait, je lui mis la pointe au corps, et il s’enferra. Carmen alors éteignit la lampe, et dit dans sa langue à Dorothée de s’enfuir. Moi-même je me sauvai dans la rue, et me mis à courir sans savoir où. Il me semblait que quelqu’un me suivait. Quand je revins à moi, je trouvai que Carmen ne m’avait pas quitté.
– Grand niais de canari! me dit-elle, tu ne sais faire que des bêtises. Aussi bien, je te l’ai dit que je te porterais malheur. Allons, il y a remède à tout, quand on a pour bonne amie une Flamande de Rome. Commence par mettre ce mouchoir sur ta tête, et jette-moi ce ceinturon. Attends-moi dans cette allée. Je reviens dans deux minutes. – Elle disparut, et me rapporta bientôt une mante rayée qu’elle était allée chercher je ne sais où. Elle me fit quitter mon uniforme, et mettre la mante par-dessus ma chemise. Ainsi accoutré, avec le mouchoir dont elle avait bandé la plaie que j’avais à la tête, je ressemblais assez à un paysan valencien, comme il y en à Séville, qui viennent vendre leur orgeat de chufas. Puis elle me mena dans une maison assez semblable à celle de Dorothée, au fond d’une petite ruelle. Elle et une autre bohémienne me lavèrent, me pansèrent mieux que n’eût pu le faire un chirurgien-major, me firent boire je ne sais quoi; enfin, on me mit sur un matelas, et je m’endormis.
Probablement ces femmes avaient mêlé dans ma boisson quelques-unes de ces drogues assoupissantes dont elles ont le secret, car je ne m’éveillai que fort tard le lendemain. J’avais un grand mal de tête et un peu de fièvre. Il fallut quelque temps pour que le souvenir me revînt de la terrible scène où j’avais pris part la vieille. Après avoir pansé ma plaie, Carmen et son amie, accroupies toutes les deux sur les talons auprès de mon matelas, échangèrent quelques mots en chipe calli, qui paraissaient être une consultation médicale. Puis toutes les deux m’assurèrent que je serais guéri avant peu, mais qu’il fallait quitter Séville le plus tôt possible; car, si l’on m’y attrapait, j’y serais fusillé sans rémission.
– Mon garçon, me dit Carmen, il faut que tu fasses quelque chose; maintenant que le roi ne te donne plus ni riz ni merluche, il faut que tu songes à gagner ta vie. Tu es trop bête pour voler à pastesas; mais tu es leste et fort: si tu as du cœur, va-t’en à la côte, et fais-toi contrebandier. Ne t’ai-je pas promis de te faire pendre? Cela vaut mieux que d’être fusillé. D’ailleurs, si tu sais t’y prendre, tu vivras comme un prince, aussi longtemps que les miñons et les gardes-côtes ne te mettront pas la main sur le collet.
Ce fut de cette façon engageante que cette diable de fille me montra la nouvelle carrière qu’elle me destinait, la seule, à vrai dire, qui me restât, maintenant que j’avais encouru la peine de mort. Vous le dirai-je, monsieur? elle me détermina sans beaucoup de peine. Il me semblait que je m’unissais à elle plus intimement par cette vie de hasards et de rébellion. Désormais je crus m’assurer son amour. J’avais entendu souvent parler de quelques contrebandiers qui parcouraient l’Andalousie, montés sur un bon cheval, l’espingole au poing, leur maîtresse en croupe. Je me voyais déjà trottant par monts et par vaux avec la gentille bohémienne derrière moi. Quand je lui parlai de cela, elle riait à se tenir les côtés, et me disait qu’il n’y a rien de si beau qu’une nuit passée au bivouac, lorsque chaque rom se retire avec sa romi sous sa petite tente formée de trois cerceaux avec une couverture par-dessus.
– Si je tiens jamais dans la montagne, lui disais-je, je serai sûr de toi! Là, il n’y a pas de lieutenant pour partager avec moi.
– Ah! tu es jaloux, répondait-elle. Tant pis pour toi. Comment es-tu assez bête pour cela? Ne vois-tu pas que je t’aime, puisque je ne t’ai jamais demandé d’argent?
Lorsqu’elle parlait ainsi, j’avais envie de l’étrangler.
Pour le faire court, monsieur, Carmen me procura un habit bourgeois, avec lequel je sortis de Séville sans être reconnu. J’allai à Jerez avec une lettre de Pastia pour un marchand d’anisette chez qui se réunissaient des contrebandiers. On me présenta à ces gens-là, dont le chef, surnommé le Dancaïre, me reçut dans sa troupe. Nous partîmes pour Gaucin, où je retrouvai Carmen, qui m’y avait donné rendez-vous. Dans les expéditions, elle servait d’espion à nos gens, et de meilleur il n’y en eut jamais, Elle revenait de Gibraltar, et déjà elle avait arrangé avec un patron de navire l’embarquement de marchandises anglaises que nous devions recevoir sur la côte. Nous allâmes les attendre près d’Estepona, puis nous en cachâmes une partie dans la montagne; chargés du reste, nous nous rendîmes à Ronda. Carmen nous y avait précédés. Ce fut elle encore qui nous indiqua le moment où nous entrerions en ville. Ce premier voyage et quelques autres après furent heureux. La vie de contrebandier me plaisait mieux que la vie de soldat; je faisais des cadeaux à Carmen. J’avais de l’argent et une maîtresse. Je n’avais guère de remords, car, comme disent les bohémiens: Gale avec plaisir ne démange pas. Partout nous étions bien reçus; mes compagnons me traitaient bien, et même me témoignaient de la considération. La raison, c’était que j’avais tué un homme, et parmi eux il y en avait qui n’avaient pas un pareil exploit sur la conscience. Mais ce qui me touchait davantage dans ma nouvelle vie, c’est que je voyais souvent Carmen. Elle me montrait plus d’amitié que jamais; cependant, devant les camarades, elle ne convenait pas qu’elle était ma maîtresse; et même, elle m’avait fait jurer par toutes sortes de serments de ne rien leur dire sur son compte. J’étais si faible devant cette créature, que j’obéissais à tous ses caprices. D’ailleurs, c’était la première fois qu’elle se montrait à moi avec la réserve d’une honnête femme, et j’étais assez simple pour croire qu’elle s’était véritablement corrigée de ses façons d’autrefois.
Notre troupe, qui se composait de huit ou dix hommes, ne se réunissait guère que dans les moments décisifs, et d’ordinaire nous étions dispersés deux à deux, trois à trois, dans les villes et villages. Chacun de nous prétendait avoir un métier: celui-ci était chaudronnier, celui-là maquignon; moi, j’étais marchand de merceries, mais je ne montrais guère dans les gros endroits, à cause de ma mauvaise affaire de Séville. Un jour, ou plutôt une nuit, notre rendez-vous était au bas de Véger. Le Dancaïre et moi nous nous y trouvâmes avant les autres. Il paraissait fort gai.
– Nous allons avoir un camarade de plus, me dit-il. Carmen vient de faire un de ses meilleurs tours. Elle vient de faire échapper son rom qui était au presidio à Tarifa.
Je commençais déjà à comprendre le bohémien, que parlaient presque tous mes camarades, et ce mot de rom me causa un saisissement.
– Comment! son mari! elle est donc mariée? demandai-je au capitaine.
– Oui, répondit-il, à Garcia le Borgne, un bohémien aussi futé qu’elle. Le pauvre garçon était aux galères. Carmen a si bien embobeliné le chirurgien dupresidio, qu’elle a obtenu la liberté de son rom. Ah! cette fille-là vaut son pesant d’or. Il y a deux ans qu’elle cherche à le faire évader. Rien n’a réussi, jusqu’à ce qu’on s’est avisé de changer le major. Avec celui-ci, il paraît qu’elle a trouvé bien vite le moyen de s’entendre.
Vous vous imaginez le plaisir que me fit cette nouvelle. Je vis bientôt Garcia le Borgne; c’était bien le plus vilain monstre que la bohème ait nourri: noir de peau et plus noir d’âme, c’était le plus franc scélérat que j’aie rencontré dans ma vie. Carmen vint avec lui; et, lorsqu’elle l’appelait son rom devant moi, il fallait voir les yeux qu’elle me faisait, et ses grimaces quand Garcia tournait la tête. J’étais indigné, et je ne lui parlais pas de la nuit. Le matin nous avions fait nos ballots, et nous étions déjà en route, quand nous nous aperçûmes qu’une douzaine de cavaliers étaient à nos trousses. Les fanfarons Andalous, qui ne parlaient que de tout massacrer, firent aussitôt piteuse mine. Ce fut un sauve-qui-peut général. Le Dancaïre, Garcia, un joli garçon d’Ecija, qui s’appelait le Remendado, et Carmen ne perdirent pas la tête. Le reste avait abandonné les mulets, et s’était jeté dans les ravins où les chevaux ne pouvaient les suivre. Nous ne pouvions conserver nos bêtes, et nous nous hâtâmes de défaire le meilleur de notre butin, et de le charger sur nos épaules, puis nous essayâmes de nous sauver au travers des rochers par les pentes les plus raides. Nous jetions nos ballots devant nous, et nous les suivions de notre mieux en glissant sur les talons. Pendant ce temps-là, l’ennemi nous canardait, c’était la première fois que j’entendais sifler les balles, et cela ne me fit pas grand’chose. Quand on est en vue d’une femme, il n’y a pas de mérite à se moquer de la mort. Nous nous échappâmes, excepté le pauvre Remendado, qui reçut un coup de feu dans les reins. Je jetai mon paquet, et j’essayai de le prendre.
– Imbécile! me cria Garcia, qu’avons-nous affaire d’une charogne? achève-le et ne perds pas les bas de coton.
– Jette-le! me criait Carmen.
La fatigue m’obligea de le déposer un moment à l’abri d’un rocher. Garcia s’avança, et lui lâcha son espingole dans la tête.
– Bien habile qui le reconnaîtrait maintenant, dit-il en regardant sa figure que douze balles avaient mise en morceaux.
Voilà, monsieur, la belle vie que j’ai menée. Le soir, nous nous trouvâmes dans un hallier, épuisés de fatigue, n’ayant rien à manger et ruinés par la perte de nos mulets. Que fit cet infernal Garcia? il tira un paquet de cartes de sa poche, et se mit à jouer avec le Dancaïre à la lueur d’un feu qu’ils allumèrent. Pendant ce temps-là, moi, j’étais couché, regardant les étoiles, pensant au Remendado, et me disant que j’aimerais autant être à sa place. Carmen était accroupie près de moi, et de temps en temps elle faisait un roulement de castagnettes en chantonnant. Puis, s’approchant comme pour me parler à l’oreille, elle m’embrassa, presque malgré moi, deux ou trois fois.
– Tu es le diable, lui disais-je.
– Oui, me répondait-elle.
Après quelques heures de repos, elle s’en fut à Gaucin, et le lendemain matin un petit chevrier vint nous porter du pain. Nous demeurâmes là tout le jour, et la nuit nous nous rapprochâmes de Gaucin. Nous attendions des nouvelles de Carmen. Rien ne venait. Au jour, nous voyons un muletier qui menait une femme bien habillée, avec un parasol, et une petite fille qui paraissait sa domestique. Garcia nous dit:
– Voilà deux mules et deux femmes que saint Nicolas nous envoie; j’aimerais mieux quatre mules; n’importe, j’en fais mon affaire!
Il prit son espingole et descendit vers le sentier en se cachant dans les broussailles. Nous le suivions, le Dancaïre et moi, à peu de distance. Quand nous fûmes à portée, nous nous montrâmes, et nous criâmes au muletier de s’arrêter. La femme, en nous voyant, au lieu de s’effrayer, et notre toilette aurait sufi pour cela, fait un grand éclat de rire.
– Ah! les lillipendi qui me prennent pour une erani!
C’était Carmen, mais si bien déguisée, que je ne l’aurais pas reconnue parlant une autre langue. Elle sauta en bas de sa mule, et causa quelque temps à voix basse avec le Dancaïre et Garcia, puis elle me dit:
– Canari, nous nous reverrons avant que tu sois pendu. Je vais à Gibraltar pour les affaires d’Égypte. Vous entendrez bientôt parler de moi.
Nous nous séparâmes après qu’elle nous eut indiqué un lieu où nous pourrions trouver un abri pour quelques jours. Cette fille était la providence de notre troupe. Nous reçûmes bientôt quelque argent qu’elle nous envoya, et un avis qui valait mieux pour nous: c’était que tel jour partiraient deux milords anglais, allant de Gibraltar à Grenade par tel chemin. À bon entendeur, salut. Ils avaient de belles et bonnes guinées. Garcia voulait les tuer, mais le Dancaïre et moi nous nous y opposâmes. Nous ne leur prîmes que l’argent et les montres, outre les chemises, dont nous avions grand besoin.
Monsieur, on devient coquin sans y penser. Une jolie fille vous fait perdre la tête, on se bat pour elle, un malheur arrive, il faut vivre à la montagne, et de contrebandier on devient voleur avant d’avoir réfléchi. Nous jugeâmes qu’il ne faisait pas bon pour nous dans les environs de Gibraltar après l’affaire des milords, et nous nous enfonçâmes dans la sierra de Ronda.
Vous m’avez parlé de José-Maria; tenez, c’est là que j’ai fait connaissance avec lui. Il menait sa maîtresse dans ses expéditions. C’était une jolie fille, sage, modeste, de bonnes manières; jamais un mot malhonnête, et un dévouement!.. En revanche, il la rendait bien malheureuse. Il était toujours à courir après toutes les filles, il la malmenait, puis quelquefois il s’avisait de faire le jaloux. Une fois, il lui donna un coup de couteau. Eh bien, elle ne l’en aimait que davantage. Les femmes sont ainsi faites, les Andalouses surtout. Celle-là était fière de la cicatrice qu’elle avait au bras, et la montrait comme la plus belle chose du monde. Et puis José-Maria, par-dessus le marché, était le plus mauvais camarade!.. Dans une expédition que nous fîmes, il s’arrangea si bien, que tout le profit lui en demeura, à nous les coups et l’embarras de l’affaire. Mais je reprends mon histoire. Nous n’entendions plus parler de Carmen. Le Dancaïre dit:
– Il faut qu’un de nous aille à Gibraltar pour en avoir des nouvelles; elle doit avoir préparé quelque affaire. J’irais bien, mais je suis trop connu à Gibraltar.
Le borgne dit:
– Moi aussi, on m’y connaît, j’y ait fait tant de farces aux Écrevisses! et comme je n’ai qu’un œil, je suis dificile à déguiser.
– Il faut donc que j’y aille? dis-je à mon tour, enchanté à la seule idée de revoir Carmen; voyons, que faut-il faire?
Les autres me dirent:
– Fais tant que de t’embarquer ou de passer par Saint-Roc, comme tu aimeras le mieux, et, lorsque tu seras à Gibraltar, demande sur le port où demeure une marchande de chocolat qui s’appelle la Rollona; quand tu l’auras trouvée, tu sauras d’elle ce qui se passe là-bas.
Il fut convenu que nous partirions tous les trois pour la sierra de Gaucin, que j’y laisserais mes deux compagnons, et que je me rendrais à Gibraltar comme un marchand de fruits. À Ronda, un homme qui était à nous m’avait procuré un passe-port; à Gaucin, on me donna un âne: je le chargeai d’oranges et de melons, et je me mis en route. Arrivé à Gibraltar, je trouvai qu’on y connaissait bien la Rollona, mais elle était morte ou elle était allée à finibus terræ, et sa disparition expliquait, à mon avis, comment nous avions perdu notre moyen de correspondre avec Carmen. Je mis mon âne dans une écurie, et, prenant mes oranges, j’allais par la ville comme pour les vendre, mais, en effet, pour voir si je ne rencontrerais pas quelque figure de connaissance. Il y a là force canaille de tous les pays du monde, et c’est la tour de Babel, car on ne saurait faire dix pas dans une rue sans entendre parler autant de langues. Je voyais bien des gens d’Égypte, mais n’osais guère m’y fier; je les tâtais, et ils me tâtaient. Nous devinions bien que nous étions des coquins; l’important était de savoir si nous étions de la même bande. Après deux jours passés en courses inutiles, je n’avais rien appris touchant la Rollona ni Carmen, et je pensais à retourner auprès de mes camarades après avoir fait quelques emplettes, lorsqu’en me promenant dans une rue, au coucher du soleil, j’entends une voix de femme d’une fenêtre qui me dit:
– Marchand d’oranges!..
Je lève la tête, et je vois à un balcon Carmen, accoudée avec un oficier en rouge, épaulettes d’or, cheveux frisés, tournure d’un gros milord. Pour elle, elle était habillée superbement: un châle sur les épaules, un peigne d’or, toute en soie; et la bonne pièce, toujours la même! riait à se tenir les côtes. L’anglais, en baragouinant l’espagnol me cria de monter, que madame voulait des oranges; et Carmen me dit en basque:
– Monte, et n’étonne de rien.
Rien, en effet, ne devait m’étonner de sa part. Je ne sais si j’eus plus de joie que de chagrin en la retrouvant. Il y avait à la porte un grand domestique anglais, poudré, qui me conduisait dans un salon magnifique. Carmen me dit aussitôt en basque:
– Tu ne sais pas un mot d’espagnol, tu ne me connais pas.
Puis, se tournant vers l’Anglais:
– Je vous le disais bien, je l’ai tout de suite reconnu pour un Basque; vous allez entendre quelle drôle de langue. Comme il a l’air bête, n’est-ce pas? On dirait un chat surpris dans un garde-manger.
– Et toi, lui dis-je dans ma langue, tu as l’air d’une effrontée coquine, et j’ai bien envie de te balafrer la figure devant ton galant.
– Mon galant! dit-elle, tiens, tu as deviné cela tout seul? Et tu es jaloux de cet imbécile-là? Tu es encore plus niais qu’avant nos soirées de la rue du Candilejo. Ne vois-tu pas, sot que tu es, que je fais en ce moment les affaires d’Égypte, et de la façon la plus brillante. Cette maison est à moi, les guinées de l’écrevisse seront à moi; je le mène par le bout du nez; je le mènerai d’où il ne sortira jamais.
– Et moi, lui dis-je, si tu fais encore les affaires d’Égypte de cette manière-là, je ferai si bien que tu ne recommenceras plus.
– Ah! oui-dà! Es-tu mon rom, pour me commander? Le Borgne le trouve bon, qu’as-tu à y voir? Ne devrais-tu pas être bien content d’être le seul qui se puisse dire mon minchorrò?
– Qu’est-ce qu’il dit? demanda l’Anglais.
– Il dit qu’il a soif et qu’il boirait bien un coup, répondit Carmen. Et elle se renversa sur un canapé en éclatant de rire à sa traduction.
Monsieur, quand cette fille-là riait, il n’y avait pas moyen de parler raison. Tout le monde riait avec elle. Ce grand Anglais se mit à rire aussi, comme un imbécile qu’il était, et ordonna qu’on m’apportât à boire.
Pendant que je buvais:
– Vois-tu cette bague qu’il a au doigt? ditelle; si tu veux, je te la donnerai.
Moi je répondis:
– Je donnerais un doigt pour tenir ton milord dans la montagne, chacun un maquila au poing.
– Maquila, qu’est-ce que cela veut dire? demanda l’Anglais.
– Maquila, dit Carmen riant toujours, c’est une orange. N’est-ce pas un bien drôle de mot pour une orange? Il dit qu’il voudrait vous faire manger du maquila.
– Oui? dit l’Anglais. Eh bien! apporte encore demain du maquila.
Pendant que nous parlions, le domestique entra et dit que le dîner était prêt. Alors l’Anglais se leva, me donna une piastre, et offrit son bras à Carmen, comme si elle ne pouvait pas marcher seule. Carmen, riant toujours, me dit:
– Mon garçon, je ne puis t’inviter à dîner; mais demain, dès que tu entendras le tambour pour la parade, viens ici avec des oranges. Tu trouveras une chambre mieux meublée que celle de la rue du Candilejo, et tu verras si je suis toujours ta Carmencita. Et puis nous parlerons des affaires d’Égypte.
Je ne répondis rien, et j’étais dans la rue que l’Anglais me criait: «Apportez demain du maquila!» et j’entendais les éclats de rire de Carmen.
Je sortis ne sachant ce que je ferais, je ne dormis guère, et le matin je me trouvais si en colère contre cette traîtresse, que j’avais résolu de partir de Gibraltar sans la revoir; mais, au premier roulement de tambour, tout mon courage m’abandonna: je pris ma natte d’oranges et je courus chez Carmen. Sa jalousie était entrouverte, et je vis son grand œil noir qui me guettait. Le domestique poudré m’introduisit aussitôt; Carmen lui donna une commission, et dès que nous fûmes seuls, elle partit d’un de ses éclats de rire de crocodile, et se jeta à mon cou. Je ne l’avais jamais vue si belle. Parée comme une madone, parfumée… des meubles de soie, des rideaux brodés… ah!.. et moi fait comme un voleur, que j’étais.
– Minchorrò! disait Carmen, j’ai envie de tout casser ici, de mettre le feu à la maison, et de m’enfuir à la sierra.
Et c’étaient des tendresses!.. et puis des rires!.. et elle dansait, et elle déchirait ses falbalas: jamais singe ne fit plus de gambades, de grimaces, de diableries. Quand elle eut repris son sérieux:
– Écoute, me dit-elle, il s’agit de l’Égypte. Je veux qu’il me mène à Ronda, où j’ai une sœur religieuse… (Ici nouveaux éclats de rire.) Nous passons par un endroit que je te ferai dire. Vous tombez sur lui: pillé rasibus! Le mieux serait de l’escofier; mais, ajouta-t-elle avec un sourire diabolique qu’elle avait dans de certains moments, et ce sourire-là, personne n’avait alors envie de l’imiter, – sais-tu ce qu’il faudrait faire? Que le Borgne paraisse le premier. Tenez-vous un peu en arrière; l’écrevisse est brave et adroit: il a de bons pistolets… Comprends-tu?…
Elle s’interrompit par un nouvel éclat de rire qui me fit frissonner.
– Non, lui dis-je: je hais Garcia, mais c’est mon camarade. Un jour peut-être je t’en débarrasserai, mais nous règlerons nos comptes à la façon de mon pays. Je ne suis Égyptien que par hasard; et, pour certaines choses, je serai toujours franc Navarrais, comme dit le proverbe.
Elle reprit:
– Tu es un bête, un niais, un vrai payllo. Tu es comme le nain qui se croit grand quand il a pu cracher loin. Tu ne m’aimes pas, va-t’en.
Quand elle me disait: «Va-t’en», je ne pouvais m’en aller. Je promis de partir, de retourner auprès de mes camarades et d’attendre l’Anglais; de son côté, elle me promit d’être malade jusqu’au moment de quitter Gibraltar pour Ronda. Je demeurai encore deux jours à Gibraltar. Elle eut l’audace de me venir voir déguisée dans mon auberge. Je partis; mois aussi j’avais mon projet. Je retournai à notre rendez-vous, sachant le lieu et l’heure où l’Anglais et Carmen devaient passer. Je trouvai le Dancaïre et Garcia qui m’attendaient. Nous passâmes la nuit dans un bois auprès d’un feu de pommes de pin qui flambait à merveille. Je proposai à Garcia de jouer aux cartes. Il accepta. À la seconde partie, je lui dis qu’il trichait; il se mit à rire. Je lui jetai les cartes à la figure. Il voulut prendre son espingole; je mis le pied dessus, et je lui dis:
– On dit que tu sais jouer du couteau comme le meilleur jaque de Malaga, veux-tu t’essayer avec moi?
Le Dancaïre voulut nous séparer. J’avais donné deux ou trois coups de poing à Garcia. La colère l’avait rendu brave; il avait tiré son couteau, moi le mien. Nous dîmes tous deux au Dancaïre de nous laisser place libre et franc jeu. Il vit qu’il n’y avait pas moyen de nous arrêter, et il s’écarta. Garcia était déjà ployé en deux comme un chat prêt à s’élancer contre une souris. Il tenait son chapeau de la main gauche pour parer, son couteau en avant. C’est leur garde andalouse. Moi, je me mis à la navarraise, droit en face de lui, le bras gauche levé, la jambe gauche en avant, le couteau le long de la cuisse droite. Je me sentais plus fort qu’un géant. Il se lança sur moi comme un trait; je tournai sur le pied gauche, et il ne trouva plus rien devant lui; mais je l’atteignis à la gorge, et le couteau entra si avant, que ma main était sous son menton. Je retournai la lame si fort qu’elle se cassa. C’était fini. La lame sortit de la plaie lancée par un bouillon de sang gros comme le bras. Il tomba sur le nez roide comme un pieu.
– Qu’as-tu fait? me dit le Dancaïre.
– Écoute, lui dis-je: nous ne pouvions vivre ensemble. J’aime Carmen, et je veux être seul. D’ailleurs, Garcia était un coquin, et je me rappelle ce qu’il a fait au pauvre Remendado. Nous ne sommes plus que deux, mais nous sommes de bons garçons. Voyons, veux-tu de moi pour ami, à la vie à la mort?
Le Dancaïre me tendit la main. C’était un homme de cinquante ans.
– Au diable les amourettes! s’écria-t-il. Si tu lui avais demandé Carmen, il te l’aurait vendue pour une piastre. Nous ne sommes plus que deux, comment ferons-nous demain?
– Laisse-moi faire tout seul, lui répondis-je. Maintenant je me moque du monde entier.
Nous enterrâmes Garcia, et nous allâmes placer notre camp deux cents pas plus loin. Le lendemain, Carmen et son Anglais passèrent avec deux muletiers et un domestique. Je dis au Dancaïre: Je me charge de l’Anglais. Fais peur aux autres, ils ne sont pas armés. L’Anglais avait du cœur. Si Carmen ne lui eût poussé le bras, il me tuait. Bref, je reconquis Carmen ce jour-là, et mon premier mot fut de lui dire qu’elle était veuve. Quand elle sut comment cela s’était passé:
– Tu seras toujours un lillipendi ! me dit-elle. Garcia devait te tuer. Ta garde navarraise n’est qu’une bêtise, et il en a mis à l’ombre de plus habiles que toi. C’est que son temps était venu. Le tien viendra.
– Et le tien, répondis-je, si tu n’es pas pour moi une vraie romi.
– À la bonne heure, dit-elle; j’ai vu plus d’une fois dans du marc du café que nous devions finir ensemble. Bah! arrive qui plante. Et elle fit claquer ses castagnettes, ce qu’elle faisait toujours quand elle voulait chasser quelque idée importune.
On s’oublie quand on parle de soi. Tous ces détails-là vous ennuient sans doute, mais j’ai bientôt fini. La vie que nous menions dura assez longtemps. Le Dancaïre et moi nous nous étions associé quelques camarades plus sûrs que les premiers, et nous nous occupions de contrebande, et aussi parfois, il faut bien l’avouer, nous arrêtions sur la grande route, mais à la dernière extrémité, et lorsque nous ne pouvions faire autrement. D’ailleurs, nous ne maltraitions pas les voyageurs, et nous nous bornions à leur prendre leur argent. Pendant quelques mois, je fus content de Carmen; elle continuait à nous être utile pour nos opérations, en nous avertissant des bons coups que nous pourrions faire. Elle se tenait, soit à Malaga, soit à Cordoue, soit à Grenade; mais, sur un mot de moi, elle quittait tout, et venait me retrouver dans une venta isolée, ou même au bivouac. Une fois seulement, c’était à Malaga, elle me donna quelque inquiétude. Je sus qu’elle avait jeté son dévolu sur un négociant fort riche, avec lequel probablement elle se proposait de recommencer la plaisanterie de Gibraltar. Malgré tout ce que le Dancaïre put me dire pour m’arrêter, je partis, et j’entrai dans Malaga en plein jour. Je cherchai Carmen, et je l’emmenai aussitôt. Nous eûmes une verte explication.
– Sais-tu, me dit-elle, que, depuis que tu es mon rom pour tout de bon, je t’aime moins que lorsque tu étais mon minchorrò? Je ne veux pas être tourmentée, ni surtout commandée. Ce que je veux, c’est être libre et faire ce qui me plaît. Prends garde de me pousser à bout. Si tu m’ennuies, je trouverai quelque bon garçon qui te fera comme tu as fait au borgne.
Le Dancaïre nous raccommoda; mais nous nous étions dit des choses qui nous restaient sur le cœur, et nous n’étions plus comme auparavant. Peu après, un malheur nous arriva. La troupe nous surprit. Le Dancaïre fut tué, ainsi que deux de mes camarades; deux autres furent pris. Moi, je fus grièvement blessé, et, sans mon bon cheval, je demeurais entre les mains des soldats. Exténué de fatigue, ayant une balle dans le corps, j’allai me cacher dans un bois avec le seul compagnon qui me restât. Je m’évanouis en descendant de cheval, et je crus que j’allais crever dans les broussailles comme un lièvre qui a reçu du plomb. Mon camarade me porta dans une grotte que nous connaissions, puis il alla chercher Carmen. Elle était à Grenade, et aussitôt elle accourut. Pendant quinze jours, elle ne me quitta pas d’un instant. Elle ne ferma pas l’œil; elle me soigna avec une adresse et des attentions que jamais femme n’a eues pour l’homme le plus aimé. Dès que je pus me tenir sur mes jambes, elle me mena à Grenade dans le plus grand secret. Les bohémiennes trouvent partout des asiles sûrs, et je passai plus de six semaines dans une maison, à deux portes du corrégidor qui me cherchait. Plus d’une fois, regardant derrière un volet, je le vis passer. Enfin je me rétablis; mais j’avais fait bien des réflexions sur mon lit de douleur, et je projetais de changer de vie. Je parlai à Carmen de quitter l’Espagne, et de chercher à vivre honnêtement dans le Nouveau-Monde. Elle se moqua de moi.
– Nous ne sommes pas faits pour planter des choux, dit-elle; notre destin, à nous c’est de vivre aux dépens des payllos. Tiens, j’ai arrangé une affaire avec Nathan ben-Joseph de Gibraltar. Il a des cotonnades qui n’attendent que toi pour passer. Il sait que tu es vivant. Il compte sur toi. Que diraient nos correspondants de Gibraltar, si tuleur manquais de parole? Je me laissai entraîner, et je repris mon vilain commerce.
Pendant que j’étais caché à Grenade, il y eut des courses de taureaux où Carmen alla. En revenant, elle parla beaucoup d’un picador très adroit nommé Lucas. Elle savait le nom de son cheval, et combien lui coûtait sa veste brodée. Je n’y fis pas attention. Juanito, le camarade qui m’était resté, me dit, quelques jours après, qu’il avait vu Carmen avec Lucas chez un marchand du Zacatin. Cela commença à m’alarmer. Je demandai à Carmen comment et pourquoi elle avait fait connaissance avec le picador.
– C’est un garçon, me dit-elle, avec qui on peut faire une affaire. Rivière qui fait du bruit, a de l’eau ou des cailloux. Il a gagné 1,200 réaux aux courses. De deux choses l’une: ou bien il faut avoir cet argent; ou bien, comme c’est un bon cavalier et un gaillard de cœur, on peut l’enrôler dans notre bande. Un tel et un tel sont morts, tu as besoin de les remplacer. Prends-le avec toi.
– Je ne veux, répondis-je, ni de son argent, ni de sa personne, et je te défends de lui parler.
– Prends garde, me dit-elle; lorsqu’on me défie de faire une chose, elle est bientôt faite! Heureusement, le picador partit pour Malaga, et moi, je me mis en devoir de faire entrer les cotonnades du juif. J’eus fort à faire dans cette expédition là, Carmen aussi, et j’oubliai Lucas; peut-être aussi l’oublia-t-elle, pour le moment du moins. C’est vers ce temps, monsieur, que je vous rencontrai, d’abord près de Montilla, puis après à Cordoue. Je ne vous parlerai pas de notre dernière entrevue. Vous en savez peut-être plus long que moi. Carmen vous vola votre montre; elle voulait encore votre argent, et surtout cette bague que je vois à votre doigt, et qui, dit-elle, est un anneau magique qu’il lui importait beaucoup de posséder. Nous eûmes une violente dispute, et je la frappai. Elle pâlit et pleura. C’était la première fois que je la voyais pleurer, et cela me fit un effet terrible. Je lui demandai pardon, mais elle me bouda pendant tout un jour, et, quand je repartis pour Montilla, elle ne voulut pas m’embrasser.
J’avais le cœur gros, lorsque, trois jours après, elle vint me trouver l’air riant et gaie comme pinson. Tout était oublié, et nous avions l’air d’amoureux de deux jours. Au moment de nous séparer, elle me dit:
– Il y a une fête à Cordoue, je vais la voir, puis je saurai les gens qui s’en vont avec de l’argent, et je te le dirai.
Je la laissai partir. Seul, je pensai à cette fête et à ce changement d’humeur de Carmen. Il faut qu’elle se soit vengée déjà, me dis-je, puisqu’elle est revenue la première.
Un paysan me dit qu’il y a avait des taureaux à Cordoue. Voilà mon sang qui bouillonne, et, comme un fou, je pars, et je vais à la place. On me montra Lucas, et sur le banc contre la barrière, je reconnus Carmen. Il me sufit de la voir une minute pour être sûr de mon fait. Lucas, au premier taureau, fit le joli cœur, comme je l’avais prévu. Il arracha la cocarde du taureau et la porta à Carmen, qui s’en coiffa sur-le-champ. Le taureau se chargea de me venger. Lucas fut culbuté avec son cheval sur la poitrine, et le taureau par-dessus tous les deux. Je regardai Carmen, elle n’était déjà plus à sa place. Il m’était impossible de sortir de celle où j’étais, et je fus obligé d’attendre la fin des courses. Alors j’allai à la maison que vous connaissez, et je m’y tins coi toute la soirée et une partie de la nuit. Vers deux heures du matin, Carmen revint, et fut un peu surprise de me voir.
– Viens avec moi, lui dis-je.
– Eh bien! dit-elle, partons!
J’allai prendre mon cheval, je la mis en croupe, et nous marchâmes tout le reste de la nuit sans nous dire un seul mot. Nous nous arrêtâmes au jour dans une venta isolée, assez près d’un petit ermitage. Là je dis à Carmen:
– Écoute, j’oublie tout. Je ne te parlerai de rien; mais, jure-moi une chose: c’est que tu vas me suivre en Amérique, et que tu t’y tiendras tranquille.
– Non, dit-elle d’un ton boudeur, je ne veux pas aller en Amérique. Je me trouve bien ici.
– C’est parce que tu es près de Lucas; mais songes-y bien, s’il guérit, ce ne sera pas pour faire de vieux os. Au reste, pourquoi m’en prendre à lui? Je suis las de tuer tous tes amants; c’est toi que je tuerai.
Elle me regarda fixement de son regard sauvage, et me dit:
– J’ai toujours pensé que tu me tuerais. La première fois que je t’ai vu, je venais de rencontrer un prêtre à la porte de ma maison. Et cette nuit, en sortant de Cordoue, n’as-tu rien vu? Un lièvre a traversé le chemin entre les pieds de ton cheval. C’est écrit.
– Carmencita, lui demandais-je, est-ce que tu ne m’aimes plus?
Elle ne répondit rien. Elle était assise les jambes croisées sur une natte et faisait des traits par terre avec son doigt.
– Changeons de vie, Carmen, lui dis-je d’un ton suppliant. Allons vivre quelque part où nous ne serons jamais séparés. Tu sais que nous avons, pas loin d’ici, sous un chêne, cent vingt onces enterrées… Puis, nous avons des fonds encore chez le juif Ben-Joseph.
Elle se mit à sourire, et me dit:
– Moi d’abord, toi ensuite. Je sais bien que cela doit arriver ainsi.
– Réfléchis, repris-je; je suis au bout de ma patience et de mon courage; prends ton parti ou je prendrai le mien.
Je la quittai et j’allai me promener du côté de l’ermitage. Je trouvai l’ermite qui priait. J’attendis que sa prière fût finie; j’aurais bien voulu prier, mais je ne pouvais pas. Quand il se releva, j’allai à lui.
– Mon père, lui dis-je, voulez-vous prier pour quelqu’un qui est en grand péril?
– Je prie pour tous les afligés, dit-il.
– Pouvez-vous dire une messe pour une âme qui va peut-être paraître devant son Créateur?
– Oui, répondit-il en me regardant fixement. – Et, comme il y avait dans mon air quelque chose d’étrange, il voulut me faire parler: – Il me semble que je vous ai vu, dit-il.
Je mis une piastre sur son banc.
– Quand direz-vous la messe? lui demandaije.
– Dans une demi-heure. Le fils de l’aubergiste de là-bas va venir la servir. Dites-moi, jeune homme, n’avez-vous pas quelque chose sur la conscience qui vous tourmente? voulez-vous écouter les conseils d’un chrétien?
Je me sentais près de pleurer. Je lui dis que je reviendrais, et je me sauvai. J’allai me coucher sur l’herbe jusqu’à ce que j’entendisse la cloche. Alors je m’approchai, mais je restai en dehors de la chapelle. Quand la messe fut dite, je retournai à la venta. J’espérais presque que Carmen se serait enfuie; elle aurait pu prendre mon cheval et se sauver… mais je la retrouvai. Elle ne voulait pas qu’on pût dire que je lui avais fait peur. Pendant mon absence, elle avait défait l’ourlet de sa robe pour en retirer le plomb. Maintenant elle était devant une table, regardant dans une terrine pleine d’eau le plomb qu’elle avait fait fondre, et qu’elle venait d’y jeter. Elle était si occupée de sa magie qu’elle ne s’aperçut pas d’abord de mon retour. Tantôt elle prenait un morceau de plomb et le tournait de tous les côtés d’un air triste, tantôt elle chantait quelqu’une deces chansons magiques où elle invoquent Marie Padilla, la maîtresse de don Pedro, qui fut, dit-on, la Bari Crallisa, ou la grande reine des bohémiens:
– Carmen, lui dis-je, voulez-vous venir avec moi?
Elle se leva, jeta sa sébile, et mit sa mantille sur sa tête comme prête à partir. On m’amena mon cheval, elle monta en croupe et nous nous éloignâmes.
– Ainsi, lui dis-je, ma Carmen, après un bout de chemin, tu veux bien me suivre n’est-ce pas?
– Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi.
Nous étions dans une gorge solitaire; j’arrêtai mon cheval.
– Est-ce ici? – dit-elle, et d’un bond elle fut à terre. Elle ôta sa mantille, la jeta à ses pieds, et se tint immobile un poing sur la hanche, me regardant fixement.
– Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle; c’est écrit, mais tu ne me feras pas céder.
– Je t’en prie, lui dis-je, sois raisonnable. Écoute-moi! tout le passé est oublié. Pourtant, tu le sais, c’est toi qui m’as perdu; c’est pour toi que je suis devenu un voleur et un meurtrier. Carmen! ma Carmen! laisse-moi te sauver et me sauver avec toi.
– José, répondit-elle, tu me demandes l’impossible. Je ne t’aime plus; toi, tu m’aimes encore, et c’est pour cela que tu veux me tuer. Je pourrais bien encore te faire quelque mensonge; mais je ne veux pas m’en donner la peine. Tout est fini entre nous. Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi; mais Carmen sera toujours libre. Calli elle est née, calli elle mourra.
– Tu aimes donc Lucas? lui demandai-je.
– Oui, je l’ai aimé, comme toi, un instant, moins que toi peut-être. À présent, je n’aime plus rien, et je me hais pour t’avoir aimé.
Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai de mes larmes. Je lui rappelai tous les moments de bonheur que nous avions passés ensemble. Je lui offris de rester brigand pour lui plaire. Tout, monsieur, tout! je lui offris tout, pourvu qu’elle voulût m’aimer encore!
Elle me dit:
– T’aimer encore, c’est impossible. Vivre avec toi, je ne le veux pas.
La fureur me possédait. Je tirai mon couteau. J’aurais voulu qu’elle eût peur et me demandât grâce, mais, cette femme était un démon.
– Pour la dernière fois, m’écriai-je, veux-tu rester avec moi?
– Non! non! non! dit-elle en frappant du pied, et elle tira de son doigt une bague que je lui avais donnée, et la jeta dans les broussailles.
Je la frappais deux fois. C’était le couteau du Borgne que j’avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois encore voir son grand œil noir me regarder fixement; puis il devint trouble et se ferma. Je restai anéanti une bonne heure devant ce cadavre. Puis, je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent qu’elle aimerait à être enterrée dans un bois. Je lui creusai une fosse avec mon couteau, et je l’y déposai. Je cherchai longtemps sa bague, et je la trouvai à la fin. Je la mis dans la fosse auprès d’elle, avec une petite croix. Peut-être ai-je eu tort. Ensuite je montai sur mon cheval, je galopai jusqu’à Cordoue, et au premier corps-de-garde je me fis connaître. J’ai dit que j’avais tué Carmen; mais je n’ai pas voulu dire où était son corps. L’ermite était un saint homme. Il a prié pour elle! Il a dit une messe pour son âme… Pauvre enfant! Ce sont les Calé qui sont coupables pour l’avoir élevée ainsi.